Entretien Regards : Esther Benbassa : « L’abcès de la décolonisation n’a pas encore été crevé »

Deux jours après la manifestation contre l’islamophobie, la sénatrice EELV Esther Benbassa revient sur le climat pesant qui fait s’enchaîner les polémiques et les amalgames… Elle est l’invitée de la Midinale.

VERBATIM
Sur la notion d’islamophobie
« L’absence de consensus autour du terme islamophobie est à l’image des musulmans qui ne font pas consensus en France. »
« Le mot islamophobie a été calqué sur judéophobie, concept ébauché à la fin du XIXè siècle et synonyme d’antisémitisme. »
« Aujourd’hui, pas une seule personne pourrait se dire judéophobe parce qu’elle serait contre la religion juive. »

Sur la photo avec une petite fille portant une étoile jaune à cinq branches
« Lorsque j’ai posté la photo, c’était pour rendre hommage à cette famille entourée de plein de drapeaux français et qui était à l’image de la loyauté que pas mal de personnes dans le défilé revendiquaient. »
« Lorsque j’ai posté la photo, je n’ai pas vu cet autocollant qui n’a d’ailleurs pas énormément circulé dans la manifestation. »
« J’ai agrandi la photo et c’est vrai que ce n’est pas l’étoile de David, que c’est un symbole que l’on retrouve sur les drapeaux de certains pays arabes : il s’agit de l’étoile à cinq branches et du croissant avec le mot “muslim”. »
« Si cela a pu toucher, déranger, agacer des gens, je peux le comprendre. Mais que les musulmans rendent hommage à la France juive est pour moi un élément très important. »
« C’est un cri d’alarme : ils se sont dit “vous voyez ce qui est arrivé aux juifs ? Et bien, si vous n’arrêtez pas ce qui se passe, ça peut nous arriver aussi”. »
« En classe, lorsque les élèves musulmans ne veulent pas suivre des cours sur la Shoah, on dit qu’ils sont antisémites. Et quand ils portent cet autocollant en hommage, ils le sont aussi… »
« La souffrance, certes, ne se partage pas. Mais elle ne se vole pas non plus. »

Sur le fait que certains criaient “Allahu akbar” dans le défilé
« Je viens d’un pays musulman : “Allahu akbar”, je l’ai entendu dans la vie courante – ce n’est pas seulement une phrase prononcée par les terroristes. »
« Peut-être qu’on aurait pu l’éviter… Mais est-ce que tout cela suffit pour salir une manifestation qui était familial, sans débordement, avec de la joie et chaleureuse… ? »
« J’ai été très applaudi [lors des prises de parole place de la Nation] lorsque j’ai dit : “nous avons, juifs et musulmans, vécu ensemble en terre d’islam – pourquoi ne vivrions-nous pas tous ensemble aujourd’hui ?” Et pas un mot de contradiction antisémite mais une standing ovation ! »

Sur l’absence de consensus autour de la manifestation contre l’islamophobie
« L’ère du temps est au rejet. »
« Je suis allée à cette manifestation comme je vais à une manifestation contre l’homophobie, contre l’antisémitisme, contre tous les racismes… »
« Il y a un abcès qui n’a pas été crevé : celui de la décolonisation. »
« Il y a un contentieux entre les Français et les musulmans. »
« Si on continue à ne pas faire attention, l’islamophobie sera de plus en plus discriminante. »
« Dans un sondage IFOP pour la Fondation Jean Jaurès et la DILCRAH, 42% des musulmans disent avoir été discriminé au moins une fois dans leur vie – et ça atteint 60% pour les femmes qui portent le voile : contrôle au faciès, discrimination au logement, à l’emploi, dans la vie quotidienne… C’est incomparable avec la situation vécue par les juifs dans le passé, on n’est pas dans un Etat raciste, ce n’est pas la guerre mais est-ce qu’il y a des discriminations plus importantes que d’autres ? »
« Quand vous ne pouvez pas vivre comme les autres, quand vous êtes stigmatisé, vous avez une colère qui peut exploser. Et je suis très touchée qu’il n’y ait pas eu d’explosion pendant cette manifestation. »

Sur le jeu d’Emmanuel Macron
« Emmanuel Macron joue au pyromane pompier. »
« Vu le rejet qu’il y a des musulmans aujourd’hui, heureusement qu’il y a un socle qui n’est pas raciste – et ce même si je suis complètement opposée à la politique d’Emmanuel Macron. »
« Emmanuel Macron n’est pas un raciste ; c’est un libéral à l’américaine. »
« Regardez au Canada, le ministre de la Défense est un sikh qui porte un turban – ici, en France, il n’aurait même pas eu un boulot pour vider les poubelles. »
« Le libéralisme d’Emmanuel Macron le sauve du racisme. »
« Mais Emmanuel Macron fait aussi des amalgames car il est coincé entre deux tendances : satisfaire la droite et une partie de la gauche. Sauf qu’il va de plus en plus vers la droite avant les municipales pour créer un duel RN-LAREM pour la présidentielle… sauf que cela donne des armes et de la force aux racistes ! »
« Je suis inquiète parce que, même si la situation n’est pas comparable avec la situation actuelle, à l’époque, être juive, c’était un problème. »
« Même quand les musulmans manifestent tranquillement, on trouve cet autocollant pour salir la manifestation ! Même si cela peut être considéré comme maladroit, est-ce que ça suffit ? Non ! »
« Les musulmans, par cette manifestation, ont dit un stop bruyant parce qu’ils étaient plus de 13.000 et cela dérange beaucoup de gens. »

Sur la gauche
« La gauche n’a même pas réussi à se rassembler pour la manifestation des musulmans de France. Et il s’est passé la même chose pour les gilets jaunes : ils étaient antisémites, pas politiques, violents… »
« Au moment des gilets jaunes, on m’a déjà dit que je rejoignais des antisémites. »
« Il y a une véritable cassure entre les élites et le peuple. »
« Ceux qui étaient dans la rue dimanche, c’était une petite classe moyenne très modeste – et c’était la même chose pour les gilets jaunes. »
« La gauche n’arrive plus à ressembler parce qu’elle a peur et qu’elle est frileuse. »
« La gauche est autodestructrice parce qu’elle aurait pu se préparer pour les municipales avec des listes composites. »
« Je pense que le résultat des municipales donnera une nouvelle leçon à cette gauche dispersée qui ne veut pas réfléchir autour d’un projet écologique social et culturel. »
« Moi, je ne suis pas la sauveuse de la gauche, je veux seulement aider les gens, aussi bien les gilets jaunes, que les musulmans, les homosexuels ou les femmes battues. Voilà, modestement, le rôle d’une sénatrice. »