Interview croisée Huffingtonpost : « Voile, sorties scolaires, radicalisation: deux sénatrices débattent »

Jacqueline Eustache-Brinio (LR) à l’origine de la proposition d’une proposition de loi débattue ce mardi échange avec Esther Benbassa (EELV) qui y est radicalement opposée.

 

POLITIQUE –  Elles ont pourtant, sur le papier, des choses en commun. Toutes les deux membres de la prestigieuse commission des Lois du Sénat, nées dans les années 1950, anciennes professeures et élue ou ex-élue de banlieues parisiennes.

Mais malgré ces quelques points de biographie, peu de choses mettent d’accord Jacqueline Eustache-Brinio, sénatrice Les Républicains du Val-d’Oise, à l’origine de la proposition de loi pour interdire le voile lors des sorties scolaires et Esther Benbassa, historienne des religions et sénatrice EELV de Paris, auparavant dans le Val-de-Marne, viscéralement opposée au texte.

Elles débattront dans l’hémicycle, ce mardi 29 octobre à 14h30, de la proposition de loi visant à “assurer la neutralité religieuse des personnes concourant au service public de l’éducation”, déposée en juillet 2019 par l’élue LR. Elle la défendra, Esther Benbassa votera contre.

Une semaine avant, mercredi 23 octobre, dans le salon feutré Victor Hugo du Sénat, Le HuffPost les a réunies pour parler laïcité, interdiction du port du voile lors des sorties scolaires et lutte contre la radicalisation. Un débat avant le débat que vous pouvez retrouver en vidéo en tête d’article.

Le HuffPost: Jacqueline Eustache-Brinio, pourquoi avoir déposé ce texte? Esther Benbassa, pourquoi voterez-vous contre? 

Jacqueline Eustache-Brinio: Je suis un pur jus de l’école de la République, j’y suis très attachée. Nous avons aujourd’hui des difficultés autour de la gestion des sorties scolaires. Les enseignants ont des attitudes différentes selon les classes ou les écoles. J’estimais, dans la foulée de la loi de 2004 qui interdit les signes religieux en classe que les choses devaient être clarifiées et que ce ne soit pas à chacun d’interpréter le texte comme il l’entend.

Esther Benbassa: Moi je m’oppose à cette loi parce que je suis la loi de 1905 telle qu’elle a été votée, à savoir la liberté de culte. Lorsqu’on a fait ce texte en 2004 pour que les élèves ne portent aucun signe distinctif, je n’étais pas pour. Néanmoins, cette loi est en vigueur. Le foulard n’est en revanche pas interdit pour les sorties scolaires. Je préfère une mère qui porte un voile, qui accompagne son enfant et qui lui montre l’importance de l’éducation plutôt que d’entrer dans cette interdiction qui est une stigmatisation.

Bruno Retailleau, le président du groupe LR au Sénat, veut interdire les “listes communautaires”. Il vise notamment un parti, l’Union démocrate des musulmans de France (UDMF). Qu’en pensez-vous?

Esther Benbassa: Les temps sont durs pour votre parti, c’est pour ça que vous mettez tous ces sujets sur la table. C’est politique. Vous avez fait 8,5% aux dernières européennes et vous marchez sur les platebandes du Rassemblement national. Bruno Retailleau veut interdire les partis communautaires, il faut donc interdire la démocratie chrétienne. Vous direz à Jean-Frédéric Poisson (ex-député LR, président du Parti Chrétien démocrate, ndlr) de ne plus se présenter aux élections, et vous ne discuterez plus avec grand monde, ni en Allemagne avec le parti chrétien-démocrate, ni au Parlement européen…

Jacqueline Eustache-Brinio: Il y a une grande différence. Prenez la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens, ndlr), par exemple. Ce syndicat s’adresse à tout le monde, pas seulement aux salariés chrétiens. Jean-Frédéric Poisson s’adresse à tous les Français, alors que ce parti s’adresse seulement aux musulmans. C’est donc du communautarisme.

« C’est la loi avant la foi. Pas le contraire »Jacqueline Eustache-Brinio, sénatrice LR

Comment lutter contre le “communautarisme”?

Jacqueline Eustache-Brinio: Je vis en banlieue, madame, dans un département où l’on a des risques communautaristes très forts. Je n’ai pas envie que des villes tombent aux mains des salafistes ou du CICF (Collectif contre l’islamophobie en France, ndlr). Une partie de la population vit dans un enfermement d’une religion qui dit “c’est la foi avant la loi”. Eh bien non, c’est la loi avant la foi. C’est basique. C’est à la République de dicter notre comportement.

Esther Benbassa: Nous sommes d’accord, mais seulement 5% des musulmans sont salafistes! La radicalisation, personne ne peut être pour, je ne connais pas une seule personne qui vous dira ça, mais il faut trouver les solutions pour la combattre. Les pouvoirs publics n’assument pas leurs responsabilités pour endiguer ce phénomène mortifère. Si l’on en vient à mêler radicalisation, voile, islamiste, on ne s’en sortira pas. Parlons de la classe moyenne musulmane qui n’a rien avoir ni avec la radicalité, ni avec l’islamisme.

Comment sortir de ce débat qui dure et conduit à des amalgames ? 

Jacqueline Eustache-Brinio: Ce n’est pas du tout le grand mélange. L’extrême droite et l’islamisme s’autoalimentent. Ils font de la communication et ils se servent les uns des autres. Au milieu, il y a une voix qui est celle de la République et de la sagesse. La question, c’est: qu’est ce qu’on partage en commun, sur des règles communes? C’est comme ça qu’on s’est construit dans les quartiers populaires dont je faisais partie, avec des gamins de toutes origines et ça se passait très bien. Par cette loi, on protège ces enfants.

Esther Benbassa: Pour vivre ensemble, il vaut mieux partager le gâteau. Les personnes issues de l’immigration n’ont pas la même part du gâteau et en plus vous les montrez du doigt et c’est dommage parce que je partage votre idée très théorique de vivre ensemble, mais ce n’est pas avec des lois comme ça qu’on va vivre ensemble. Quand on est attaqué, on se replie. Vous continuez, alors il y aura plus de replis…

Y a-t-il un risque de “guerre civile” en France comme l’aurait sous-entendu Emmanuel Macron devant des proches, selon France Info?

Esther Benbassa: Il y a un risque de guerre civile si vous continuez avec toutes vos lois!

Jacqueline Eustache-Brinio: Il y aura plutôt une guerre civile si vous ne faites rien! On peut mettre ces problèmes pour lesquels le président de la République dit que nous allons aller en guerre civile sous le tapis, mais aujourd’hui ça nous explose à la figure.

“Ce voile, c’est de la diversion au sens pascalien »Esther Benbassa, sénatrice EELV

Esther Benbassa: J’ai beaucoup apprécié ce qu’a dit Édouard Philippe, même si je ne partage pas ses idées politiques. Il a dit “j’ai une boussole, c’est la loi”. C’est la voix de la sagesse. Il y a plus de 9 millions de pauvres, il y a eu les gilets jaunes, il y a des problèmes économiques graves, et nous on s’occupe de savoir si telle maman qui offre de son temps libre porte le voile ou pas? C’est une diversion ce voile, c’est de la distraction au sens pascalien parce que vous n’avez pas de programme à offrir aux Français.

Jacqueline Eustache-Brinio: La boussole c’est bien, mais encore faut-il savoir où l’on va et dans quelle direction! Sur la radicalisation, comme d’habitude, on attend. On n’a que des mots, mais rien de concret. Cette loi dépasse le cadre politique, c‘est un front républicain que nous devons réunir avec des gens de droite et de gauche. Depuis que je travaille sur ces questions, je vois beaucoup d’élus de gauche qui sont d’accord avec moi.

Faut-il changer la loi de 1905?

En cœur : Non

Enfin quelque chose qui vous met d’accord! C’est étonnant, avec vos deux visions opposées, que vous soyez d’accord sur le fait de ne pas changer la loi sur la laïcité…

Jacqueline Eustache-Brinio: Les religions jusqu’à présent se sont fondues dans la loi de 1905. Ce n’est pas à nous de nous adapter, mais à elles.

Esther Benbassa: Vous oubliez qu’il n’y a pas eu de concordat pour l’Islam comme il y en a eu pour le protestantisme par exemple. Un Islam de France est en train de se constituer, renforçons-le, c’est la seule guerre que nous pouvons mener contre les salafistes et la radicalisation.

Jacqueline Eustache-Brinio: Bien sûr, c’est à l’Islam de rentrer dans la république.

Esther Benbassa: Enfin, une grande partie des musulmans vivent dans cette république!

Jacqueline Eustache-Brinio: Oui, je n’ai pas dit “les musulmans”, j’ai dit “des musulmans”.

Et elles se serrèrent la main