Condamnations et appels à la démission. On s’était habitués à cet enchaînement, reproduit par la plupart des élus lorsqu’un de leurs pairs est empêtré dans une affaire. A fortiori quand celui-ci n’est pas de leur camp. Mais depuis la rentrée, tout est sens dessus dessous. On aura entendu le frontiste Nicolas Bay se désoler du verdict Balkany, le socialiste Jean-Christophe Cambadélis dénoncer le procès fait au chef des insoumis, Jean-Luc Mélenchon, et ce dernier encourager le président de l’Assemblée, Richard Ferrand, à rester à son poste. Pour le député LR Philippe Gosselin, «il s’est passé quelque chose en septembre avec la multiplication des affaires. Ferrand, Balkany… Il y avait tout le monde donc il y a eu une prise de conscience multipartisane d’une judiciarisation excessive». Au-delà des diverses procédures judiciaires qui les visent, nombreux sont les élus qui dénoncent la pression médiatique et populaire : on leur demanderait, dénoncent-ils, d’être «plus blancs que blancs».

Sincère dénonciation d’un traitement sévère, déni de réalité ou réaction stratégique ? Puisque tous les partis sont inquiétés et que de nombreux hommes politiques redoutent de l’être, mieux vaut serrer les rangs et dénoncer en chœur la tyrannie de l’exemplarité pour se prémunir. Moins de coups contre ses congénères, plus pour le supposé tribunal médiatico-judiciaire. Mais l’opportunisme n’explique pas tout. Les protestations des élus montrent aussi, maintenant que les conséquences de la moralisation de la vie publique se font sentir, que certains n’ont jamais vraiment accepté cette voie. En premier lieu à droite, dans l’opposition depuis 2012, mais pas seulement.

Avalé la pilule

«Ce que révèlent les réactions récentes, c’est que le consensus autour de ces lois était un consensus de façade. Ce n’était pas quelque chose de spontané. Ils l’ont subi pour répondre au « tous pourris »», explique Béligh Nabli, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques et auteur de la République du soupçon (Cerf, 2018). Imposés par les exécutifs successifs à partir des années 90, les textes venus assainir la vie politique ont le plus souvent été dégainés à la suite de scandales. C’est le cas notamment des lois relatives à la transparence de la vie publique, votées à l’initiative du gouvernement Ayrault en 2013, après l’affaire Cahuzac. C’est à cette époque que le Parquet national financier a vu le jour. Difficile, dans ces circonstances, de protester. De nombreux élus ont donc avalé la pilule sans broncher mais sans se faire à l’idée de devoir rendre des comptes à ceux qu’ils représentent. Une question d’habitude dans un pays où l’opinion a longtemps été tolérante et la justice arrangeante.

Et six ans après le vote instaurant la déclaration de patrimoine des députés, certains ne décolèrent pas. «Le système est conçu sur des coups de colère. On a créé des législations presque vexatoires, soutient Philippe Olivier, eurodéputé et proche conseiller de Marine Le Pen, elle-même confrontée à plusieurs affaires. Qu’on veille à ce qu’il n’y ait pas d’enrichissement, de conflits d’intérêts, OK, mais le système des déclarations [de patrimoine et d’intérêts] est extrêmement inquisitorial. Ce sont des gens qui se dévouent quand même au bien public et sont considérés a priori comme des corrompus ou des criminels.» Autre sujet de crispation : les justificatifs de factures. «Ça nous bouffe une demi-journée par semaine», s’insurge le député LR Julien Aubert. Selon lui, ces «contrôles nombreux et inefficaces viennent perturber le travail».

«Vie de chien»

L’affaire Rugy, cet été, a agi comme un catalyseur. Des élus, y compris parmi les partisans de l’assainissement démocratique, se sont demandé si ça n’allait pas trop loin. Qu’on édicte des règles, oui, mais que l’exigence d’exemplarité ne s’en satisfasse plus et provoque ainsi la démission d’un ministre qui n’était pas formellement sorti du cadre réglementaire, non. «Ça m’a secoué, raconte le député Modem Bruno Millienne. Il y a trente ans, un ministre démissionnait parce qu’il était coupable, après parce qu’il était mis en examen, et maintenant, parce qu’il est en photo avec du homard. Il est temps de revenir à quelque chose de normal : le droit, rien que le droit.» La démission de François de Rugy a en effet créé un précédent, le ministre de la Transition écologique n’ayant pas été inquiété par la justice mais soumis à la pression populaire, politique et médiatique. «Cela a posé la question du tribunal de l’opinion, souligne l’historien Jean Garrigues, auteur des Scandales de la République, de Panamá à l’affaire Benalla [Nouveau Monde éditions]. C’est un moment de cristallisation de cette réflexion sur les excès possibles de la moralisation.» Le député centriste Philippe Folliot dénonce ainsi un «tribunal médiatico-populaire qui brise les parcours et broie sans trop se poser de questions».

Le sentiment d’injustice ressenti par certains élus est d’autant plus fort qu’ils considèrent avoir fait des efforts. «Une partie des élus, toutes tendances confondues, a le sentiment que ce ne sera jamais assez alors qu’on n’arrête pas d’ajouter des couches successives», assure Philippe Gosselin (LR), qui s’est opposé à chacune des «couches» en question. Au risque, selon de nombreux parlementaires, de décourager des vocations et d’aboutir à un problème de recrutement des élites politiques… «C’est une vie de chien dont plus personne ne va vouloir, juge le RN Philippe Olivier. Le niveau des élus va dégringoler.» On en oublierait presque que l’extrême droite a prospéré sur le slogan «tête haute et mains propres», jetant le discrédit sur tous les partis se succédant au pouvoir. «C’est vrai qu’on a peut-être participé au climat antipolitique, assume l’élu RN. Mais là, on est tombé dans un autre excès : c’est une chasse politique, votre vie est étalée en permanence, ce que vous achetez, ce que font vos enfants…» Une fragilisation des élus qui appauvrirait le politique. «Si on n’arrive plus à s’exprimer librement parce qu’on sait qu’on va être jugé et que la vague sera violente… je m’inquiète un peu pour la suite. A force de laver plus blanc que blanc, on sera transparents», ose le centriste Philippe Folliot. Plus d’exemplarité, moins d’idéologie, comme si à force de moralisation, on délaissait forcément les batailles politiques.

«Un autre monde»

Il y a ceux qui agitent la menace de la dépolitisation et d’autres qui brandissent la carte «danger, populisme». Ainsi, la sénatrice écolo Esther Benbassa avertit : «Il y a une fixette sur l’argent gagné par les élus mais nous méritons ce que nous gagnons. Nous ramener à cette condition de voleurs, de profiteurs, c’est prendre le risque d’affaiblir le Parlement ; si on répand cette idée de « tous pourris », les gens iront voter extrême droite.» 

Ce qui revient à oublier que ce n’est ni la transparence ni le traitement médiatique des affaires qui discrédite le politique mais bien les affaires ou les promesses non tenues. «C’est un vieux paradoxe français : le scandale politique ou l’éclairage des excès alimentent l’antiparlementarisme mais si on ne passe pas par là, le système ne se purge pas», explique Jean Garrigues. Et le système, justement, n’est probablement pas totalement «purgé». Contrairement au ressenti de certains élus, on peut encore mieux faire. «Ce qui est considéré comme un excès de transparence est une manière d’arriver à un degré de moralisation qui existe un peu partout aujourd’hui», analyse l’historien. Autrement dit, on partait de loin. «Il y a des élus qui n’imaginent pas prendre le métro», confirme René Dosière, député socialiste pendant vingt-cinq ans, qui a consacré une partie de son activité politique à traquer les dépenses de l’Elysée et qui préside désormais l’Observatoire de l’éthique publique. Selon lui, la faute en revient, notamment, à l’héritage monarchique de la France. «Quand vous êtes dans un palais national, avec la garde républicaine, tout le passé de la France qui se retrouve là…» Comprendre : ça monte à la tête. «Ce n’est pas forcément une question d’argent, juge l’ancien député. Quand Mélenchon est mis en cause, qu’il insulte la police et dit qu’il a le droit parce qu’il est élu… Ça donne le sentiment qu’ils vivent dans un autre monde.»

C’est le cœur du problème : au-delà des règles, c’est une façon de penser, et de se penser, en tant que représentant, qui est en cause. Compliqué, pour certains, de se considérer comme un citoyen comme les autres. Plus difficile encore de concevoir qu’on puisse leur demander plus et mieux. «Quelle autre profession est tenue, pour montrer son honnêteté, de publier tout son patrimoine ?» s’agace un élu. «Il faudrait être juste, droit, sans failles… La pureté est un idéal auquel je ne crois pas. Il y a une rigidité de plus en plus apparente qui est le signe d’une société qui ne va pas bien», s’alarme Esther Benbassa. Même écho de l’autre côté de l’échiquier politique. Julien Aubert : «On confond ce qui est légal avec ce qui est moral. On ne fait pas de politique pour être comme saint François d’Assise. On est à l’image des Français.» Pas question donc d’être des modèles de vertu. La célébration des contradictions de Jacques Chirac en est l’illustration. «Il ressemblait un peu à tous les Français, il était à la fois râleur, un peu menteur, gouailleur, ripailleur, mais en même temps le cœur sur la main et attentif aux autres», louait par exemple Dominique de Villepin au lendemain de la mort de l’ancien président. Comme un attachement aux défauts qui humaniseraient nos hommes politiques, à leurs vices qui les rendraient moins lisses.

«Certains sacrifices»

Ce qui bloque, c’est donc le concept d’exemplarité : l’idée que les élus doivent être plus irréprochables que le commun des mortels car ils sont justement plus que ça. Pas seulement des citoyens, mais l’incarnation d’une fonction. «Les politiques doivent accepter d’être plus prudents, décents, réservés, que les citoyens lambda, juge la philosophe Laurence Hansen-Løve. L’homme politique n’a pas à dire ce qu’est la vertu ou se poser comme un modèle. Chacun sa conception de la morale, c’est une affaire intime. Mais ils doivent être exemplaires dans leur comportement. C’est possible que ça en décourage quelques-uns, mais ça ne devrait pas décourager les gens qui sont soucieux du bien commun. Quand on veut faire de la politique, on doit faire certains sacrifices, être capable de se restreindre, de se contrôler.» Machiavel disait que l’homme politique doit paraître avoir les qualités qu’on attend de lui, pas forcément les avoir.

Charlotte Belaich