Assiste-t-on à l’avènement d’une nouvelle loi Gayssot ? Trente après le vote de textes pénalisant juridiquement le négationnisme, la majorité semble vouloir engager un processus similaire en interdisant des idées politiques liées à l’antisémitisme. En marge de l’agression subie par Alain Finkielkraut ce samedi 16 février, le député LREM Sylvain Maillard est d’abord monté au créneau en annonçant que le groupe d’études sur l’antisémitisme qu’il préside à l’Assemblée nationale porterait « une initiative forte dans les prochains jours pour que l’anti-sionisme soit reconnu et puni en France pour ce qu’il est : de l’antisémitisme ! » Et le parlementaire, habitué des prises de position tranchées, de récidiver dans la presse, en indiquant que « la haine d’Israël est une nouvelle façon de haïr les Juifs« , et qu’une annonce devait être faite ce mardi 19 février au soir.
?❌"Sale sioniste de merde"?❌
Notre groupe d'Etude #GEAntisemitisme à l'Assemblée nationale portera une initiative forte dans les prochains jours pour que l'anti-sionisme soit reconnu et puni en France pour ce qu'il est : de l'antisémitisme !#Finkielkraut #GiletsJaunes https://t.co/aG66bfongy
— ???? Sylvain Maillard (@SylvainMaillard) February 16, 2019
Depuis, l’exécutif a opéré ce qui ressemble à une volte-face. Dans un premier temps, le gouvernement a désavoué Sylvain Maillard. Jean-Michel Blanquer a ainsi indiqué sur France info qu’il n’était « pas pour aller dans une course permanente vers la pénalisation des choses qui nous déplaisent« , appelant à « raisonner sur ces sujets et y aller avec discernement. » Ce mardi 19 février, l’intervention d’Emmanuel Macron a été plus nette encore : « Je ne pense pas que pénaliser l’antisionisme soit une bonne solution« , a estimé le président. « Je pense que ce que nous aurons à faire (…), c’est faire République, c’est-à-dire être ensemble. (…) Faire république, c’est éduquer, former. » Une sortie qui a semblé avoir un impact certain sur les projets du groupe d’études de l’Assemblée, transpartisan, qui se réunissait ce mardi après-midi. Un membre de l’équipe de Sylvain Maillard nous a alors indiqué que l’option d’une « résolution, semblable à ce qui se fait au Parlement européen« , était privilégiée à une proposition de loi.
Une définition de l’antisémitisme controversée
Et puis, nouveau tournant : au dîner du Conseil représentatif des institutions juives (Crif) ce mercredi 20 février, Emmanuel Macron annonce que la France va « mettre en œuvre la définition de l’antisémitisme adoptée par l’Alliance internationale pour la mémoire de la Shoah (IHRA) ». Or cette qualification de l’antisémitisme élaborée par l’organisation intergouvernementale en 2016, qui fait l’objet de farouches débats, considère que l’antisémitisme ne se limite pas aux propos ou actes commis à l’encontre des Juifs ; la définition est certes assez floue (« L’antisémitisme est une certaine perception des Juifs, qui peut s’exprimer par la haine envers les Juifs. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme sont dirigées contre des personnes juives ou non-juives et/ou leur propriété, contre les institutions de la communauté juive ou les lieux de culte« ), mais l’IHRA l’a assortie de nombreux « exemples » censés « guider le travail de l’IHRA« , qui incluent des opinions et attitudes politiques que l’on peut rattacher : affirmer que l’existence de l’Etat d’Israël relève du racisme, utiliser les symboles associés au nazisme pour critiquer Israël, comparer la politique d’Israël au nazisme…
C’est ce qui a conduit certains juristes et associations pro-palestiniennes à critiquer cette définition, la jugeant dangereuse pour la liberté d’expression. En effet, même si le texte de l’IHRA ne compte pas rendre illégale toute critique d’Israël, il est précisé que « la critique d’Israël similaire à celle adressée à n’importe quel autre pays ne peut être considérée comme antisémite » ; ce qui veut dire qu’une critique particulièrement outrancière de l’Etat hébreu serait, elle, intégrée à l’antisémitisme. De quoi faire dire à beaucoup qu’il sera désormais interdit en France d’être « antisioniste » ? Pas si vite… En marge du discours du chef de l’Etat au Crif, l’Elysée a précisé que l’adoption de la définition ne conduirait pas à une évolution de la législation. « Il s’agit de mieux former la chaîne pénale, les gendarmes et policiers
recueillant des plaintes ou même des enseignants aux nouvelles formes de
l’antisémitisme qui s’alimente de la haine d’Israël
« , a indiqué la présidence au Figaro.
Si l’antisionisme ne devrait donc pas être formellement puni par la loi, l’initiative élyséenne a le mérite d’ouvrir le débat : les invectives essuyées par Alain Finkielkraut lors de la manifestation de samedi ont été beau avoir été considérées par la majorité comme relevant de l’antisémitisme, formellement, c’est le supposé « sionisme » de l’académicien qui a servi d’angle d’attaque aux agresseurs : « sale sioniste de merde !« , ont-ils éructé pour l’intimider. La violence avec lesquels les propos ont été proférés, et les positions d’Alain Finkielkraut sur le conflit israélo-palestinien – il s’est prononcé de manière constante pour une solution à deux Etats – suggèrent que c’est bien la judéité de l’intellectuel qui était attaquée par ces gilets jaunes, dont l’un s’avère être un islamiste notoire. Pour autant, un antisioniste est-il forcément un antisémite ?
50 nuances d’antisionisme
En la matière, les repères sont flous. Ainsi, pour des figures de la gauche radicale comme Eric Coquerel ou Esther Benbassa, l’antisionisme recouvre aujourd’hui la critique des politiques menées par Israël, et en particulier de son Premier ministre. « On doit pouvoir critiquer la politique de Benjamin Netanyahou comme d’ailleurs on pouvait critiquer la politique de théocratie islamiste sans passer pour un anti-musulman ou sans passer pour un antisémite« , a ainsi plaidé Eric Coquerel (LFI) sur France Info. Une illustration, parmi d’autres, que l’antisionisme peut recouvrir plusieurs sens.
Historiquement, le sionisme, né avec Theodore Herzl à la fin du XIXe siècle, est une idéologie qui prône la constitution d’un foyer national pour le peuple juif en terre d’Israël. L’antisionisme est donc partagé par tous ceux qui s’y opposent… et qui sont, à l’origine, nombreux parmi les Juifs. Les orthodoxes sont au départ majoritaires à s’opposer au projet sioniste, pour des raisons religieuses ; on trouve également nombre d’antisionistes chez les bourgeoisies juives de pays comme la France et l’Allemagne, inquiètes à l’idée de voir leur assimilation progressive dans ces nations contrariée par la naissance d’un Etat juif. Mais le tournant qui a fait évoluer la notion est évidemment la naissance formelle de l’Etat d’Israël, en 1948. « Le sionisme des origines se présentait comme un mouvement de libération nationale, qui supposait de trouver un territoire au peuple juif et de le peupler« , détaille Danny Trom, auteur de La France sans les Juifs. « Après la création de l’Etat d’Israël, le mot antisioniste change de sens : alors qu’il désignait avant ceux qui n’étaient pas favorables à la naissance d’un Etat, il veut maintenant dire qu’on est favorable au démantèlement d’Israël. »
Voire… car l’histoire mouvementée du jeune Etat va un peu plus brouiller les lignes. Ainsi, après la guerre des Six Jours en 1967, le territoire d’Israël s’agrandit : certains territoires seront annexés puis abandonnés (le Sinaï, la bande de Gaza), d’autres sont toujours occupés sans la reconnaissance de la communauté internationale : résultat, une personne reconnaissant la nécessité d’un Etat pour le peuple juif, mais opposée aux frontières actuelles, peut également se ranger parmi les antisionistes, en ce qu’elle combat ce qu’elle estime être des velléités expansionnistes de l’Etat d’Israël.
Quand l’antisionisme se confond avec l’antisémitisme
Autant dire que le paysage de l’antisionisme est difficilement lisible, d’autant que les locuteurs de la notion sont loin d’être toujours honnêtes. Dans ses travaux fouillés sur la question, Pierre-André Taguieff (auteur de Une France antijuive ? Regards sur la nouvelle configuration judéophobe) avance qu’une partie radicale de l’antisionisme n’est qu’un faux-nez de l’antisémitisme, utilisé pour contourner la condamnation pénale de ce dernier.
Pour Taguieff, qui rappelle que la critique de la politique d’Israël n’est pas antisémite, il existe des marqueurs permettant de détecter l’antisémitisme derrière l’antisionisme : la dénonciation d’Israël en utilisant l’hyperbole et les techniques de propagande, la pratique d’un deux poids deux mesures exigeant d’Israël ce qui n’est demandé à aucun autre pays – ce qui range selon Taguieff le mouvement Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS) dans cette mouvance -, l’assimilation d’Israël au nazisme ou à l’apartheid, le fantasme d’un Etat juif considéré comme l’épicentre du « sionisme mondial« , et l’appel au démantèlement du pays. Parmi ces antisémites déclarés antisionistes, on trouve évidemment Alain Soral, Dieudonné et les cohortes de l’extrême droite, mais également une frange islamiste qui puise dans le conflit israélo-palestinien la justification de sa haine des Juifs.
Il existe un autre groupe, plus difficile à caractériser, qui se définit comme farouchement antisioniste sans voir en quoi l’antisionisme peut dans le contexte actuel se confondre avec l’antisémitisme. Explications de Danny Trom : « Aujourd’hui, l’antisionisme au sens littéral implique le fait que l’on dénie spécifiquement aux Juifs le droit à s’autodéterminer. On refuse aux Juifs ce dont théoriquement tout peuple peut bénéficier. Discutez un quart d’heure avec un antisioniste revendiqué : normalement, il se sera rendu compte soit qu’il n’est pas vraiment antisioniste, soit qu’il est vraiment antisémite !« Quant aux énergumènes qui exhortaient Alain Finkielkraut à « retourner à Tel-Aviv« , leur projet antisioniste consistant à détruire Tel Aviv les amène « à la conclusion que les Juifs n’ont pas de place sur Terre« , conclut Danny Trom. Un constat qui résonne d’autant plus quand l’on connaît les projets pas franchement pacifiques à l’égard des Juifs portés par les voisins d’Israël. Au sens littéral du terme, l’antisionisme contemporain se confond facilement avec l’antisémitisme. Est-il pour autant possible de le condamner, quand le terme peut désigner des multitudes de positions différentes ? La pénalisation d’une position politique risquerait d’entretenir la confusion, et ferait du juge un exégète des différentes nuances d’antisionisme. Elle donnerait également du grain à moudre à tous les antisémites qui estiment que les Juifs font l’objet d’une attention particulière et exceptionnelle. D’autant que la jurisprudence montre qu’elle sait déjà voir l’antisémitisme y compris quand il se cache : le président de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) Sacha Ghozlan a ainsi relaté au Monde avoir « obtenu des condamnations » pour des insultes contenant uniquement le mot ‘sioniste’, quand « il est clair pour les tribunaux qu’un mot est utilisé pour un autre« . Se dissimuler derrière l’antisionisme n’a d’ailleurs pas empêché Dieudonné d’être condamné à de multiples reprises… Alors même que la loi française ne nomme pas formellement l’antisémitisme : elle punit les faits portant atteinte à une personne ou à un groupe « à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée« .
Pour relire l’intégralité de l’article, cliquez ici