« Nous ne céderons rien à l’antisionisme car il est la forme réinventée de l’antisémitisme » : deux mois après son élection, en juillet 2017, Emmanuel Macron désignait explicitement l’antisionisme comme l’ennemi à abattre. Mais le concept, revitalisé par l’éphémère aventure politique des polémistes d’extrême droite Alain Soral et Dieudonné, recoupe des définitions multiples : est-il – littéralement – l’opposition aux théories sionistes de Theodor Herzl développées à la fin du XIXe siècle, ou l’habile faux-nez des nouveaux antisémites ? Est-il la remise en cause catégorique du droit d’Israël à exister, ou la critique de la politique de colonisation actuellement menée dans les territoires palestiniens par le gouvernement Netanyahou ?
Entre ces méandres sémantiques, l’accueil hostile réservé à Alain Finkielkraut par des « gilets jaunes » samedi 16 février à Paris, pendant l’acte 14, a suscité l’émotion de la classe politique. Prenant acte des injures (« sale sioniste ») prononcées à l’encontre du philosophe, le député LREM Sylvain Maillard, président du groupe d’études sur l’antisémitisme à l’Assemblée nationale, évoquait dans la foulée la piste d’une proposition de loi de pénalisation de l’antisionisme. Une solution battue en brèche ce mardi par Emmanuel Macron lui-même, qui estime qu’elle pose « d’autres problèmes ». Le groupe d’études, transpartisan et divisé sur la question, devrait se diriger vers la rédaction d’une résolution solennelle visant à mieux définir les termes du débat.
« L’Obs » a sollicité Elise Fajgeles, députée LREM et présidente du groupe d’amitié France-Israël à l’Assemblée nationale, et Esther Benbassa, sénatrice EELV et historienne, pour commenter cette idée.
Elise Fajgeles : « Se donner les moyens de reconnaître l’antisémitisme là où il est »
Elise Fajgeles est députée LREM et présidente du groupe d’amitié France-Israël à l’Assemblée nationale, où elle siège également au sein du groupe d’études sur l’antisémitisme.
(Lionel Bonaventure / AFP)
Travailliez-vous déjà sur le concept d’antisionisme ou cette proposition intervient-elle en réaction aux injures ayant visé Alain Finkielkraut samedi ?
Nous n’y travaillions pas spécifiquement, mais en tant que présidente du groupe d’amitié France-Israël à l’Assemblée, je connais bien ce débat. Et j’œuvre depuis mon arrivée à développer une meilleure connaissance des différents visages d’Israël, notamment son aspect démocratique et pluraliste : des gens en Israël sont même contre le principe de l’Etat d’Israël ! Mais ce pays est au cœur de nombreux fantasmes. Une étude récente montre que 44% des gens qui se disent « gilets jaunes » croient à l’existence d’un complot sioniste mondial*. Le président [Emmanuel Macron] l’a dit lui-même en juillet 2017 : quand on délégitime l’existence d’Israël au point de croire que tous les malheurs du monde viendraient de là, on en vient toujours à détester les juifs eux-mêmes.
Près d’un « gilet jaune » sur deux croit à des théories complotistes
Sylvain Maillard prône même la rédaction d’une proposition de loi, alors qu’Emmanuel Macron s’y oppose. Est-ce une bonne idée ?
D’abord, il serait difficile de porter un projet de loi sur le sujet en dehors d’un groupe politique. Il faudrait également une discussion pour étudier la qualification pénale, pour voir si une loi serait utile ou non. Ce que je constate, c’est qu’aujourd’hui dans la loi il n’y a pas de définition de l’antisémitisme. La loi condamne les injures, menaces, agressions en raison de l’appartenance à une ethnie, une race, une nation ou une religion. Faut-il que le mot « antisionisme » y figure ? Je ne suis pas sûre. Mais il faut se donner les moyens de reconnaître l’antisémitisme là où il est et de le condamner comme il se doit, et ce n’est pas le cas aujourd’hui.
L’arsenal législatif est-il insuffisant ? Les principaux porte-parole de l' »antisionisme » politique en France – Alain Soral, Dieudonné – ont déjà été condamnés pour leurs propos antisémites à plusieurs reprises.
Dans le cas d’Alain Soral, ses propos visent les juifs de façon très claire, même s’il est vrai qu’il a contribué à créer la confusion autour du terme sionisme. Mais pour moi, ce rapprochement entre antisionisme et antisémitisme est davantage le fait d’un certain islam radical, d’un fondamentalisme musulman qui s’insinue notamment dans les banlieues depuis les années 1990 avec un discours portant sur la remise en cause d’Israël, affirmant que ce pays serait par nature du côté des oppresseurs contre les opprimés, et par extension que le sort de ceux qui ne trouvent pas leur place en France serait la faute des juifs de France.
Ne risque-t-on pas de perdre un certain sens de la nuance sur la question ? En voulant condamner ceux qui se disent antisionistes, ne risque-t-on pas aussi de faire payer certains tenants de la cause palestinienne, qui dénoncent la politique actuelle d’Israël sans pour autant nier son droit à l’existence ?
C’est au juge de faire la différence, mais il faut être très clair. Dénoncer la politique israélienne, qu’est-ce que cela veut dire ? Tout en reconnaissant son droit à critiquer Benyamin Netanyahou, j’ai demandé hier à Danielle Simonnet de La France insoumise si elle pensait que l’existence d’Israël était légitime : elle m’a répondu oui, sans ambiguïté. Tous les dirigeants communistes, écologistes, tous les jeunes de banlieue qui parlent de la Palestine diraient-ils la même chose ? Je n’en suis pas convaincue. Je crois que cette remise en cause est même plutôt bien acceptée par une certaine extrême gauche. Or quand on en arrive à la valider, tout est permis : Israël serait proche d’une puissance internationale, aurait le droit d’opprimer…
Il y a une explosion des actes antisémites parce qu’on a du mal à les poursuivre et à les sanctionner. Des formations des policiers et des magistrats ont été lancées par Gérard Collomb pour mieux comprendre d’où vient l’antisémitisme et le caractériser. Or parmi ses sources, il y a la détestation d’Israël et cela n’a pas été suffisamment dit. Alain Finkielkraut a soutenu le droit des Palestiniens à avoir un peuple. Quand on lui dit « sale sioniste », lui dit-on « Tu penses qu’Israël a le droit d’exister » ? Lui dit-on « Tu es juif, donc tu opprimes le peuple palestinien » ? Lui dit-on « Tu soutiens la politique de colonisation de Netanyahou » ? C’est un cas d’école, car ce qui est exprimé dans la foulée, c’est « rentre chez toi ». Ici, le mot « sioniste » cache clairement une haine du juif assimilé à l’oppresseur. Il faut poser les mots du débat, et les définir de façon solennelle comme cela a été fait en Allemagne et au Parlement européen.
Pourquoi mettre à part le racisme et l’antisémitisme ?
Parce qu’ils ne reposent pas sur les mêmes ressorts. Le racisme est un complexe de supériorité : il considère qu’une catégorie de personnes est inférieure, qu’elle ne devrait pas avoir les mêmes droits. L’antisémitisme au contraire repose souvent sur un complexe d’infériorité : les juifs prendraient la place des gens, auraient plus de pouvoir, seraient dominateurs. Des personnes authentiquement victimes de racisme deviennent même antisémites parce qu’à cause de ces fantasmes, elles se sentent écrasées par les juifs. Si on met les deux phénomènes dans le même sac, on ne peut pas lutter efficacement contre les deux.
Propos recueillis par Timothée Vilars
*Selon un sondage Ifop paru le 11 février pour le compte de la Fondation Jean-Jaurès et l’organisation Conspiracy Watch, conduite du 21 au 23 décembre 2018 sur internet auprès de 1.760 personnes.
Esther Benbassa : « Cette proposition me semble très dangereuse »
Esther Benbassa est sénatrice EELV de Paris et universitaire spécialiste de l’histoire du peuple juif.
(IBO / SIPA)
Des députés proposent de faire de l’antisionisme un délit, au même titre que l’antisémitisme. Qu’en pensez-vous ?
Cette proposition me semble très dangereuse. Elle entretient la confusion sur des notions qu’il faudrait au contraire démêler. L’antisémitisme, c’est la haine des juifs. L’antisionisme, c’est la critique de la politique d’Israël à l’encontre des Palestiniens. Je regrette que des parlementaires, pour des raisons de communication, en viennent à participer à un gloubi-boulga conceptuel.
Un certain antisionisme remet en cause l’existence même d’Israël…
Pour certains c’est probablement le cas, mais ne tombons pas dans les généralisations. Ajoutons en même temps que le sionisme d’aujourd’hui en Israël n’est pas celui des pionniers. Il s’est confondu avec un sionisme d’Etat qui pratique une politique expansionniste, en particulier l’approche très droitière du Premier ministre actuel, Benyamin Netanyahou. Critiquer la politique d’Israël vis-à-vis du peuple palestinien, ce n’est pas de l’antisémitisme. Sinon, nombre d’intellectuels israéliens de gauche seraient traînés devant les tribunaux. Et, de toute façon, il faut là aussi distinguer : être juif, ce n’est pas la même chose qu’être Israélien. Cette confusion est fréquemment entretenue surtout depuis la seconde Intifada.
Les députés vous répondront que l’antisémitisme se drape désormais dans des propos très virulents à l’encontre de la politique israélienne…
Que certains antisémites utilisent l’antisionisme pour se couvrir, c’est évident. Mais justement : il serait contre-productif de brouiller encore plus ces notions. Notez que le président de la République, Emmanuel Macron, participe aussi à cette confusion puisqu’il avait déclaré en 2017 : « Nous ne céderons rien à l’antisionisme car il est la forme réinventée de l’antisémitisme. » La loi est équilibrée. Nous avons tous les outils législatifs nécessaires pour lutter contre l’antisémitisme. Ces derniers temps, le gouvernement instrumentalise cette question, en particulier contre les « gilets jaunes ». Je voudrais juste raconter un épisode personnel : récemment, des « gilets jaunes » sont intervenus pour engueuler trois jeunes qui venaient de faire une quenelle sous mon nez. Et les ont mis à l’écart du défilé.
Que faut-il faire pour lutter contre l’antisémitisme ?
Dans les moments de crise, on cherche toujours des boucs émissaires. C’est un motif récurrent de l’histoire de nos sociétés. Nous sommes, malheureusement, à nouveau dans une telle phase, qui voit la progression du racisme, de l’antisémitisme, de l’homophobie. En plus de cela, la mémoire de la Shoah s’estompe avec la disparition des derniers survivants. Aucun de ces fléaux ne sera traité par une nouvelle loi. Il faut mener un travail d’éducation, en amont. Rappeler ce que fut la Shoah, ce que fut et ce qu’est toujours l’antisémitisme. Rappeler également tout ce que la République doit à ses citoyens de confession juive et leur contribution, à leur niveau, à la civilisation humaine.
Propos recueillis par Rémi Noyon