Projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la Justice (procédure accélérée) et projet de loi organique relatif au renforcement de l’organisation des juridictions (procédure accélérée)
– Discussion générale –
mardi 9 octobre 2018
Esther Benbassa, Sénatrice EELV
Monsieur le Président,
Madame la Ministre,
Mes cher.e.s collègues,
Tribunaux engorgés, lenteur des procédures, inégalités territoriales pour les justiciables… Telle est la réalité de notre système judiciaire, laissé exsangue après plusieurs années pendant lesquelles maints textes sont venus restreindre l’accès au juge et les libertés individuelles.
Préalablement à la rédaction de ce projet de loi, Madame la Ministre, vous avez mené une vaste consultation auprès des professionnels du droit, récoltant leurs doléances, leur promettant une Justice « plus rapide, plus efficace et plus moderne, au service des justiciables ». La concertation a vite montré ses limites. Elle a de fait donné lieu à des mobilisations de professionnels de la Justice partout en France. Ce texte justifie hélas les craintes exprimées alors par beaucoup.
Dématérialisation des dépôts de plainte, privatisation et déjudiciarisation de nombreuses procédures dont le juge se trouvera dépossédé au profit des notaires et de plateformes en ligne… Tout est bon pour réaliser des économies sur un budget de la Justice déjà famélique. Ce qui place aujourd’hui la France parmi les plus mauvais élèves de l’Union Européenne en la matière.
Ces dématérialisations font par ailleurs fi de nombreuses réalités humaines et sociales, notamment de l’existence de déserts numériques en France. Et dans la Justice du « Nouveau Monde », la justice de proximité disparaît avec l’absorption dans les tribunaux de grande instance des tribunaux d’instance, devenant des « chambres détachées ». Pour apaiser l’opposition des professionnels de la justice, les implantations locales seront conservées, mais en les vidant de leur mission ces tribunaux commenceront par être dévitalisés au profit d’économies substantielles et au détriment de l’accès au droit.
Sur ce dernier point, le texte propose le dessaisissement du juge du contentieux des pensions alimentaires, désormais traité par des organismes de droit public, les CAF. Éloigner le mineur et la famille monoparentale du juge aux affaires familiales, éloigner le majeur protégé vulnérable du juge des tutelles, voici ce que propose entre autres le volet civil de ce projet de loi.
C’est l’ensemble de notre Justice que cette réforme met à mal. Son volet pénal ne l’illustre pas moins. Ainsi par exemple pour ce qui concerne la lutte antiterroriste. Vous faites entrer dans le droit commun un grand nombre de mesures relevant du régime d’exception, qui sont attentatoires aux libertés individuelles. À ce sujet, Robert Badinter, l’un de vos illustres prédécesseurs, disait : « nous passons d’une justice de liberté à une justice de sûreté ». De telles mesures sont aujourd’hui appliquées dans des régimes autoritaires, ce qui devrait nous inciter à une certaine prudence. Comme le disait Montesquieu, « il n’y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l’on exerce à l’ombre des lois et avec les couleurs de la justice ».
Nous ne le répéterons jamais assez : l’État d’urgence est un État d’exception, il ne saurait devenir perpétuel.
Enfin, comment ne pas mentionner votre choix du « tout carcéral » en matière de politique pénitentiaire. Beaucoup d’entre nous ont lu les rapports annuels d’Adeline Hazan, qui dénoncent 115% de surpopulation en prison, et qui auraient dû nous inciter à conduire plutôt une politique de « déflation carcérale ». Alors comment comprendre l’intérêt de la fin de la systématisation de l’aménagement des courtes peines, si ce n’est comme l’expression d’une volonté de rompre avec 20 ans de politique en faveur de la réinsertion sociale des personnes condamnées.
Prenons un autre exemple : la prévention. Le gouvernement lui préfère clairement la répression. En atteste la création d’une amende forfaitaire délictuelle à l’encontre des consommateurs de stupéfiants. Celle-ci est en effet dénuée de tout bon sens en matière de santé publique, alors que la consommation de cannabis est en nette augmentation .
Madame la Ministre, on reconnaît une démocratie souffrante au délitement de son système judiciaire. En instaurant une justice privée, en substituant un État d’urgence perpétuel à un État de droit, en sacrifiant l’intérêt supérieur de l’enfant et des justiciables les plus précaires sur l’autel du libéralisme économique, le gouvernement semble s’engager dans une voie plutôt hasardeuse, et ce, loin des promesses d’efficience et d’efficacité du système judiciaire.
Notre Justice mérite pourtant mieux que de se transformer en une énième branche de la start-up Nation d’Emmanuel Macron.