Marche pour Adama: les victimes de violences policières en première ligne
Alors que l’affaire Benalla pose la question de l’impunité au plus haut niveau de l’État, des familles de victimes de violences policières défilaient ce samedi avec leurs soutiens pour demander « justice et vérité ».
Beaumont-sur-Oise (Val-d’Oise), envoyée spéciale. « Ah ça, pendant la Coupe du monde, il y en avait du monde, qui criait dans la rue ! » Amine*, T-shirt noir et blanc « Justice pour Adama » sur les épaules, alpague les passagers du Transilien plongés dans leurs téléphones. « Vous savez pourquoi on est là aujourd’hui ? » Quelques têtes se lèvent pour opiner.
Les voyageurs qui ont pris place dans le train à Paris n’ont pas pu rater le bruyant cortège de manifestants qui a pris place dans le wagon en scandant « Justice pour les Traoré ». Mais les grands banlieusards qui rentrent à Enghien-les-bains ou Champagne-sur-Oise, en ce samedi midi de juillet, n’ont visiblement pas tous la tête à manifester.
Amine leur lance une dernière pique avant de tourner les talons : « Quand il y a de la joie, tout le monde est ensemble, mais quand il faut se révolter, on marche tous comme des morts-vivants. » Il descendra, comme le reste du groupe, à Beaumont-sur-Oise, où était organisée ce samedi une marche en la mémoire d’Adama Traoré, mort il y a deux ans après une interpellation, dans des circonstances encore non éclaircies (voir notre entretien avec sa sœur, Assa Traoré).Quelques milliers de personnes ont défilé dans la ville, repassant dans la ruelle où Adama Traoré avait été arrêté le 19 juillet 2016, le jour de ses 24 ans, avant d’être conduit à la gendarmerie de Persan (ville voisine de Beaumont-sur-Oise), où il est mort. Leurs mots d’ordre : la vérité et la justice sur la mort d’Adama Traoré, mais aussi la libération de ses frères – cinq d’entre eux ont été condamnés par la justice ces dernières années –, et la solidarité avec les autres familles de victimes de bavures policières.
« La racaille, c’est pas nous, c’est Macron ! »
Ont ainsi pris la parole des membres des familles de Gaye Camara, tué le 17 janvier 2018 par un policier à Épinay-sur-Seine; de Babacar Gueye, tué par une unité de la brigade anticriminalité le Rennes dans la nuit du 2 au 3 décembre 2015 ; de Fatouma Kebe, qui a perdu un œil lors d’une descente de police à Villemomble (Seine-Saint-Denis) le 25 juin 2013 ; de Jérôme Laronze, abattu le 20 mai 2017 par des gendarmes à Sailly (Saône-et-Loire).
« On aurait pu se comporter comme eux et prendre les armes pour se faire justice nous-mêmes, a souligné Mamadou Camara, frère de Gaye Camara, tué en janvier. Mais aujourd’hui, nous avons prouvé qu’on pouvait s’organiser entre nous sans leur donner ce qu’ils veulent : des raisons de nous salir et de dire que nous sommes des racailles. Mais c’est pas nous la racaille, c’est Macron ! »
Le nom du président de la République, dans la tourmente depuis le début des révélations sur les violences commises par l’un de ses collaborateurs, Alexandre Benalla, était sur de nombreuses lèvres ce samedi. « Ce type de violences, ce sont les violences dont la police est coutumière. Libérez les frères Traoré et mettez monsieur Benalla en prison ! » a ainsi lancé une représentante du comité Vérité et justice pour Ali Ziri – du nom d’un retraité mort en 2009 suite à sa garde à vue. Sur une pancarte brandie par un marcheur, on pouvait lire : « L’État protège des “Benalla”. Nous, on veut sauver des “Adama”. »
Coalition hétéroclite de soutiens
Derrière les familles de victimes de violences policières, le cortège rassemblait un mélange hétéroclite de soutiens : organisations antifascistes, comités de sans-papiers, étudiants parisiens mobilisés au printemps contre la sélection à l’université, postiers et syndicalistes d’Air France côtoyaient le héros de l’Hyper Casher Lassana Bathily, l’écrivain Édouard Louis ou l’historienne spécialiste de mai 1968 Ludivine Bantigny.
Les élus de partis de gauche étaient également présents en nombre : Danièle Obono, François Ruffin, Éric Coquerel et Alexis Corbière pour la France insoumise, Esther Benbassa et David Cormand pour EELV, Benoît Hamon pour Génération.s ou encore Philippe Poutou pour le NPA.
La présence aux côtés des proches d’Adama Traoré était une évidence pour nombre de ces militants et élus. « Ils sont venus quand on avait besoin d’eux, c’est normal qu’on soit là aujourd’hui », expliquait Yann*, étudiant ayant participé à l’occupation de l’université de Paris 3 – Sorbonne nouvelle (des représentants du comité Justice pour Adama s’étaient rendus à l’université de Tolbiac lors du mouvement étudiant de ce printemps).
« J’ai été sensible au fait qu’Assa Traoré demande à la gauche de venir dans les périphéries. C’était une occasion pour la gauche de faire quelque chose, d’être présente en restant décente, et je voulais assister à ça », expliquait Sonia*, militante du Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP) venue de Grenoble en autostop.« Nous sommes là pour dénoncer la répression d’État et la justice à deux vitesses », ajoutait Nathalie Athina, agent d’escale et syndicaliste (CGT) Air France. « Quand le dirigeant d’Air France a eu sa chemise arrachée [lors d’une manifestation contre un plan social en 2015 – ndlr], la justice a validé le licenciement de notre collègue. Mais quand c’est pour Adama, elle n’est plus là… »
Putsch réussi sur l’agenda social
« Deux ans après, c’est inacceptable que la famille ne connaisse toujours pas la vérité », abondait le député Insoumis Alexis Corbière. « Même si je suis un défenseur d’une police républicaine, on ne peut pas nier que parfois les choses dégénèrent, et ce que fait le Comité Adama est utile au débat », poursuivait l’élu de Seine-saint-Denis.
Le 26 mai dernier, le même comité avait pourtant dû s’imposer pour figurer en tête de la manifestation contre les réformes jugées antisociales d’Emmanuel Macron. Cette fois, plus besoin d’un pareil coup d’éclat : les partis de gauche ont appelé à se rendre à Beaumont-sur-Oise et se sont rangés en fin de cortège, sans logos ni signes distinctifs de leurs organisations. Une discrétion appréciée par les familles de victimes.Pour le porte-parole du comité Vérité et justice pour Adama, Youcef Brakni, « les choses changent petit à petit » : « L’idée de “braquer” cette tête de cortège, en mai, nous était venue lorsqu’on avait constaté qu’il n’y avait pas de mouvements de gauche présents à la première marche pour Adama [en juillet 2017]. On a réussi à le faire, et depuis, oui, les rapports changent petit à petit avec la gauche. Nous faisons partie du mouvement social, comme les autres, et nous avons imposé certains de nos mots d’ordre. »
Comme lui, nombre des marcheurs de samedi semblaient se réjouir de la présence d’alliés de toute la gauche, sans pour autant se faire d’illusions : « Ça fait quelques années que certains militants blancs de gauche n’ont que “l’intersectionnalité” à la bouche. Tout d’un coup, parce que tu es noire, tu deviens intéressante à leur yeux, mais ça ne se double pas pour autant de vraies luttes ensemble », soupire Sagal*, venue de Grenoble pour l’occasion. « Mais aujourd’hui, oui, voir cette marche, ça me repulpe ! »sourit la jeune femme vêtue d’un T-shirt Black Lives Matters.
* : plusieurs de ces manifestants n’ont pas souhaité donner leur nom de famille.