De Khaled Kelkal et Youssouf Fofana à Mohamed Merah. La République en échec?

Publication: 29/03/2012 06h00 – retouvez cet article sur le site  The Huffingtonpost

 

Les attentats qui ont endeuillé le mois de mars 2012 ne sont pas sans rappeler ceux de 1995, dont un des protagonistes était Khaled Kelkal. Ce dernier et Mohamed Merah sont deux Français des quartiers, égarés, qui trouvent refuge dans une idéologie islamiste et terroriste. Tant de choses les rapprochent, leur itinéraire de délinquants, leur passage par la prison, leur familiarisation avec une lecture radicale du Coran et l’extrémisme religieux, les entraînant dans une spirale de violence passant, pour le premier, par le GIA, et, pour le second, par un salafisme d’autodidacte (dit-on) ou par l’appartenance à un groupe djihadiste (comme d’autres le suspectent). L’un tentera, en faisant exploser une voiture piégée le 7 septembre 1995 devant une école juive, de tuer des Juifs. L’autre, hélas, y réussira. Les Juifs n’étant, ni pour l’un, ni pour l’autre, la seule cible.

Les deux auront plongé la France, ses citoyens, ses résidents, de quelque origine ou confession qu’ils soient, dans le deuil et dans le désarroi. Est-ce une coïncidence que des parcours comme ceux de Kelkal et de Merah se recoupent à ce point ? Poussés dans ces territoires abandonnés de la République, où la loi a cédé le pas à la violence, où de petits caïds mènent la danse à la place de pères sans travail, à l’honneur et à l’autorité perdus, et de mères désemparées qui souvent élèvent leurs enfants seules. Rien n’excuse, bien sûr, la monstruosité des actes commis en 1995 ou en 2012. Non plus que ceux dont le jeune Juif Ilan Halimi a été victime en 2006.

Nous sommes cependant tous responsables de ce qui atteint ce pays et ses habitants. Ces nouveaux « barbares » ne sont pas des fils de riches, des jeunes avec un emploi digne de ce nom, ayant suivi un itinéraire lisse. Ils surgissent dans ces lieux en déshérence dont nos hommes et femmes politiques préfèrent ne pas trop parler. Sauf certains, pour les stigmatiser et appeler à la répression.

S’il est légitime de s’interroger sur les failles éventuelles de la surveillance d’un Merah avant les fusillades, et sur la manière dont le Raid a agi, s’il n’est pas interdit de mettre en cause ceux qui tiennent les rênes du pays, il est au moins aussi important de remonter au contexte social et économique susceptible de fabriquer ce genre d’individus. Si on ne le fait pas maintenant, au nom de l’émotion encore vive, on ne s’étonnera pas d’en voir d’autres apparaître.

À lui seul, le cas de Merah paraît révélateur. Son échec commence à l’école, comme pour bien d’autres, vivant dans cet environnement. Cet échec ne cessera de le poursuivre. En quête d’autorité, il tente, en vain, de s’engager dans l’armée. Afin de reconstruire une identité déjà morcelée par l’histoire de l’immigration des siens, il entre en religion, se cherche en prison dans le Coran, puis dans ses voyages au Moyen-Orient. La lutte des Palestiniens pour leur indépendance lui devient un modèle, à lui, jeune à la fois humilié et en errance. Et il croira la servir, cette lutte, – quand en réalité il la trahira de la pire façon – en s’en prenant aux professeurs et aux écoliers juifs de Toulouse.

Faute de pouvoir se poser comme Français musulman ordinaire – un positionnement encore peu valorisé et peu valorisant tant la stigmatisation de l’islam est grande et la francité des descendants d’immigrés bafouée -, c’est dans une idéologie « islamiste » qu’il pensera pouvoir se construire.
Certes, on ne saurait fermer les yeux sur le repli religieux rigoriste de certaines de ces populations oubliées, surtout des jeunes, même s’il est loin de mener tous ceux qu’il touche à ce genre d’apocalypse, puisqu’il semble engager le plus souvent les nouveaux fidèles sur la voie de la licéité.

Mais nos dirigeants, préférant se fixer obsessionnellement sur le foulard, sur la viande halal, sur leur propre vision de la laïcité et la supériorité de leur « civilisation », sur le choc des cultures, passent inévitablement à côté de cette réalité-là. Et ce au lieu de s’atteler à des mesures scolaires, d’insertion sociale, d’habitat, d’emploi, de transports, de loisirs, d’éducation populaire, de police de proximité, à des projets qui tiennent vraiment la route, de longue durée, et enfin inspirées par une authentique empathie pour ce qu’est la vie concrète des habitants de ces « zones franches »: pauvreté, chômage, ignorance, discriminations, humiliation, violence au quotidien.

Croit-on qu’en les abandonnant ainsi, on s’en débarrassera ? Ceux qui nous gouvernent préfèrent le laisser-aller à l’action, plus coûteuse, à l’innovation et à la créativité. Or ce qui s’est passé est un avertissement. N’en prenons pas prétexte pour  « punir » les immigrés, leurs descendants, les musulmans, les jeunes des quartiers, déjà « punis » par la condition qui leur est infligée. Ceux qui jouent ainsi, pour obtenir des voix aujourd’hui, seront les perdants de demain. On ne gagne jamais à ce jeu-là.

Le tissu social a été déchiré, on l’espère provisoirement, par ces tueries. Au lieu de céder aux démons de la division, le gouvernement et les candidats à la présidentielle auraient tout intérêt à œuvrer à sa réparation, à s’engager pour rétablir la cohésion de notre nation, qui en a tant besoin. En cette circonstance, j’aurais souhaité leur offrir ce formidable texte écrit au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, par Lucien Febvre et François Crouzet, jamais publié, mais exhumé récemment par les enfants de ce dernier : Nous sommes des sangs-mêlés. Manuel d’histoire de la civilisation française (A. Michel, 2012).