PPL n° 143 :
Droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales des étrangers non ressortissants de l’Union européenne résidant en France
Séance publique – Discussion générale :
Esther BENBASSA, rapporteure de la Commission des Lois
Monsieur le Président,
Monsieur le Premier Ministre,
Messieurs les Ministres,
Cher(e)s collègues,
« J’avoue ne pas être outrageusement choqué par la perspective de voir des étrangers, y compris non communautaires, voter pour les scrutins cantonaux et municipaux. À compter du moment où ils paient des impôts, où ils respectent nos lois, où ils vivent sur notre territoire depuis un temps minimum, par exemple de cinq années, je ne vois pas au nom de quelle logique nous pourrions les empêcher de donner une appréciation sur la façon dont est organisé leur cadre de vie quotidien » (Nicolas Sarkozy, Libre, Paris, Fixot-Robert Laffont, 2001, p. 214). « […] je crois que c’est un facteur d’intégration » (Interview de Nicolas Sarkozy, 30 octobre 2005). « Vouloir priver des étrangers qui travaillent, vivent, font vivre, et payent leurs impôts, de toute forme de citoyenneté et de toute participation à notre vie démocratique, n’a d’autre sens qu’une ségrégation » (Éric Besson, Pour la Nation, 2010, p. 65). « Étendre le droit de vote aux élections locales aux ressortissants des pays qui furent colonisés par la France, qui sont des pays francophones, qui ont appartenu à notre République, et qui sont aussi ceux qui entretiennent avec elle les liens les plus profonds et anciens, constituerait un signal fort du maintien de cette grande tradition républicaine d’accueil et d’intégration » (Éric Besson, ibid., p. 67-68). « Je voudrais, mes chers collègues, appeler votre attention sur le fait que nous sommes dans le dernier peloton des pays européens à devoir encore accorder le droit de vote aux résidents étrangers […] Le vote municipal des étrangers est-il une atteinte à la souveraineté nationale ? Évidemment non, car la souveraineté est confiée […] au Gouvernement et au Parlement, et non aux municipalités » (Gilles de Robien, AN- 2e séance du 3 mai 2000. Vote des étrangers). « Un authentique décentralisateur ne peut pas être opposé à un débat sur le droit de vote aux élections municipales pour les étrangers résidant depuis plusieurs années dans une commune. Ce pourrait être un signe de la France à leur endroit » (Jean-Pierre Raffarin, Pour une nouvelle gouvernance, 2001). « Donc, vous voyez, c’est simplement oser l’audace et l’imagination. » (Interview de Brice Hortefeux, à France-Info, le 26 octobre 2006).
Après avoir entendu les quelques lignes que je viens de vous lire, toutes écrites ou prononcées entre 2000 et 2010, par MM. Nicolas Sarkozy, Éric Besson, Gilles de Robien, Jean-Pierre Raffarin et Brice Hortefeux, je devrais être convaincue qu’aucun de nous ne saurait voir d’objection à ce que notre Assemblée se prononce unanimement pour le droit de vote et d’éligibilité des étrangers non-communautaires aux élections municipales. Qui donc a dit que nous n’étions pas d’accord ?
Et pourtant, ce sont d’autres discours que nous entendons désormais tenir. L’exclusivisme nationaliste actuellement en vogue m’évoque parfois des temps bien sombres, moins généreux, en tout cas, que ceux de 1793, quand un révolutionnaire prétendait faire citoyens français tous ceux qui « respirent sur le sol de la République » et qu’on avait élu, à la Convention nationale, plusieurs députés étrangers.
Car, faut-il le rappeler, les concepts de nationalité et de citoyenneté apparaissent, au début de la Révolution, comme distincts. Il n’était pas nécessaire, alors, d’être Français pour pouvoir participer à l’exercice de la citoyenneté que représentait le vote. Et l’article 4 de Constitution de l’an I disposait que pouvait être admis à l’exercice des droits de citoyen français « tout étranger qui sera[it] jugé par le corps législatif avoir bien mérité de l’humanité ». De l’humanité, pas de la nation.
Mais bientôt, les guerres menées par les États étrangers contre la jeune République et les luttes politiques entre Girondins et Montagnards s’accompagnent d’une montée de la xénophobie et de la suspicion. Ainsi sont progressivement durcies, puis remises en cause, les conditions édictées en 1793 de participation des étrangers au droit de vote.
Peu à peu s’imposent le caractère exclusivement national de la citoyenneté, l’idée selon laquelle les droits associés à la citoyenneté sont fondés sur l’appartenance de l’individu qui en jouit à une communauté politique nationale incarnée par l’État-nation. Le XIXe siècle est celui de la montée des nationalismes où la nationalité apparaît comme le critère, du moins le principal, sinon le premier, de la citoyenneté, ainsi que le reflète la Constitution du 4 novembre 1848, dont l’article 25 dispose que « sont électeurs, sans condition de cens, tous les Français âgés de vingt-et-un ans, et jouissant de leurs droits civils et politiques. »
C’est le Traité de Maastricht, en 1992, qui permettra à la France de renouer avec son ancienne tradition d’ouverture. Un traité qui non seulement autorise les citoyens ressortissants des États-membres de l’Union européenne à voter aux élections locales et européennes dans leur pays de résidence, mais qui distingue, aussi, la nationalité de la citoyenneté. Ce « statut fondamental » des ressortissants de l’Union crée ce que l’on peut appeler une citoyenneté européenne, parallèlement à la souveraineté nationale.
La ratification du Traité de Maastricht nécessitait une modification de la Constitution, opérée par la révision constitutionnelle du 25 juin 1992, laquelle a introduit un nouvel article 88-3 dans la Constitution. Selon cet article, « sous réserve de réciprocité et selon les modalités prévues par le Traité sur l’Union européenne signé le 7 février 1992, le droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales peut être accordé aux seuls citoyens de l’Union résidant en France. Ces citoyens ne peuvent exercer les fonctions de maire ou d’adjoint ni participer à la désignation des électeurs sénatoriaux et à l’élection des sénateurs…».
Rappelons que la Constitution a été modifiée à plusieurs reprises pour réaliser des réformes considérées comme fondamentales et décisives : droit de vote des femmes, abolition de la peine de mort, parité femmes-hommes, etc. C’est la volonté politique qui a permis ces avancées. Et aujourd’hui, il est temps que nous ayons cette volonté pour ajouter une nouvelle page à l’histoire de notre nation.
Et rendre par là-même indirectement hommage à ces étrangers ou fils d’étrangers qui contribuèrent à sa gloire. Nous avons eu et nous aurons besoin de ces étrangers. Ayons l’audace de le dire en posant un acte fort. Ayons l’audace de miser sur cette ouverture, promesse de richesse.
Le texte adopté par les députés et transmis au Sénat au mois de mai 2000 relatif au vote des étrangers non-communautaires, s’inscrit dans la continuité de l’octroi du droit de vote aux étrangers communautaires. Une étude de législation comparée, conduite par les services du Sénat sur douze pays européens et la Suisse, montre que deux seulement dénient tout droit de vote aux élections locales aux résidents étrangers.
La présente proposition de loi constitutionnelle ne modifie pas l’article 3 de la Constitution, mais crée un nouvel article, dans le titre XII, consacré aux collectivités territoriales. Ce choix vise aussi à montrer que les droits ainsi conférés aux étrangers ne remettent pas en cause la souveraineté nationale qui découle, elle, de l’article 3, intitulé « relatif à la souveraineté ». Une interprétation par ailleurs confirmée par la décision du Conseil constitutionnel du 9 avril 1992, dite Maastricht I.
Pour compléter le dispositif prévu par l’article 1er du texte dont nous débattons aujourd’hui, un article 2 supprime le mot « seuls » des dispositions de l’article 88-3 de la Constitution, qui exclut de facto de l’exercice du droit de vote local les citoyens d’un État non membre de l’Union européenne.
De nombreux arguments militent en faveur de l’ouverture du droit de vote et d’éligibilité aux étrangers non ressortissants d’un État membre de l’Union européenne. Ils peuvent être regroupés en quatre thématiques :
- 1. la nécessité de reconnaître l’existence d’une citoyenneté plurielle, conséquence de la pérennité de l’établissement de certains étrangers sur le sol français. Cette pérennité est indéniablement source d’implication dans la vie collective à l’échelle locale. Parallèlement à la nationalité, existent des citoyennetés multiples, multiples comme le sont nos identités aujourd’hui. La citoyenneté de résidence devrait s’accompagner d’une citoyenneté civique, parallèlement à la nationalité des natifs ou des naturalisés.
- 2. l’équité, qui impose de ne pas traiter différemment deux catégories d’étrangers, ceux issus des états membres de l’Union européenne et ceux issus des pays tiers ; comment justifier en effet de permettre aux premiers de voter en France quand ils n’y sont établis que depuis quelques mois, tandis que les seconds restent exclus de toute participation à la vie civique, même lorsqu’ils résident chez nous depuis plusieurs décennies ?
- 3. la volonté de renforcer la portée de la démocratie ;
- 4. enfin, la garantie de la dignité des personnes concernées par ce nouveau droit.
À cela s’ajoute le fait que l’octroi de ce droit répond aux aspirations profondes de ceux qui en seront bénéficiaires. Il est en outre approuvé par maints élus locaux, qui ont marqué leur soutien par la mise en place de « votations citoyennes » (c’est-à-dire de consultations ouvertes à tous les résidents et recueillant l’avis des citoyens sur le droit de vote des étrangers – selon le MRAP, 75 communes auraient organisé de telles votations en 2011) et en souscrivant à l’« appel de Strasbourg » en faveur de l’ouverture du droit de vote aux étrangers pour les élections municipales.
La proposition de loi constitutionnelle semble également recueillir le soutien de l’opinion. Le sondage réalisé par l’institut Harris Interactive en novembre 2011 montre que 59 % des Français seraient favorables à ce que les étrangers non-européens puissent participer aux élections municipales. On soulignera qu’il s’agit de la plus forte proportion mesurée, par ce même institut, depuis 1994. L’enquête BVA pour Le Parisien du lundi 28 novembre 2011 donne elle le chiffre record de 61%. Contrairement aux craintes exprimées au Point, au printemps dernier, par M. le Ministre de l’Intérieur, les Français paraissent donc bien « mûrs sur le sujet ».
Craindre, comme certains en font mine, que les étrangers non communautaires prennent d’assaut nos mairies au cas où ils accéderaient au droit de vote et d’éligibilité, suppose de surévaluer l’impact effectif de l’arrivée de ces nouveaux électeurs sur les équilibres ordinaires du corps électoral. On peut, au grand maximum, estimer à 1 800 000 – et très vraisemblablement moins encore – le nombre d’étrangers non communautaires remplissant éventuellement les conditions de vote et d’éligibilité. Pas de quoi « coloniser » nos mairies ni gouverner la France.
Certes, les arguments avancés pour contester l’octroi du droit de vote et d’éligibilité aux étrangers non communautaires n’ont pas manqué. On peut en identifier trois principaux :
- L’argument d’un prétendu « modèle républicain », liant, de manière indissoluble, la citoyenneté à la nationalité. Il ne semble pourtant plus avoir de raison d’être depuis l’insertion de l’article 88-3 dans la Constitution, c’est-à-dire depuis que les ressortissants de l’Union européenne participent aux élections municipales. Il n’est pas légitime de lier citoyenneté et nationalité dans la mesure où ces notions répondent à deux questions très différentes, et qui n’ont pas de réel lien logique entre elles. En effet, alors que la nationalité s’attache à la question « Qui suis-je ? », la citoyenneté semble, quant à elle, constituer une réponse à la question : « Que faire ensemble ? ». En d’autres termes, la nationalité est attachée à la personne, alors que la citoyenneté relève d’une logique collective.
- 2. Deuxième argument : pour démontrer leur intégration dans la vie publique française, condition essentielle à l’obtention du droit de vote, les étrangers non-européens devraient recourir à la naturalisation. Non seulement cet argument se heurte aux mêmes objections que le précédent, mais surtout il méconnaît la dureté des conditions actuelles de naturalisation. Ce ne fut jamais facile, ça l’est hélas moins que jamais. Je songe ainsi, parmi tant d’autres, au cas récent de cette Toulousaine mère de quatre enfants, vivant sur notre sol depuis 35 ans, et à la demande de naturalisation de laquelle notre administration s’obstine à opposer un non absurde et scandaleux. Pensons à ces gens-là. Envoyons-leur enfin un clair, un net, un généreux message d’accueil et d’ouverture. Accordons-leur le droit de vote. Ils sont déjà de fait nos concitoyens.
- Troisième objection : l’octroi du droit de vote aux étrangers non-européens favoriserait la montée du « communautarisme ». Les enquêtes sociologiques conduites sur le sujet ainsi que les précédents étrangers (notamment aux Pays-Bas) démontrent pourtant l’inverse. L’ouverture du droit de vote aux ressortissants étrangers pour les élections locales a en pratique pour effet de conduire à une meilleure prise en compte des intérêts des « minorités » par la classe politique, mais aussi, à terme, à une plus forte présence de ces « minorités » au sein de la direction des partis politiques et sur les bancs des Parlements. Ces deux évolutions favorisent une meilleure intégration des « minorités » au sein de la vie politique nationale, et font donc barrage à une éventuelle tentation communautariste. Dans le secret de l’isoloir, nulle attache « communautaire » ne compte plus, nulle pression éventuelle ne joue plus. Chacun, chacune vote en son âme et conscience. Est-ce que les ouvriers votent massivement pour des candidats ouvriers, les Juifs pour des Juifs, les femmes pour des femmes ? De surcroît, des parents étrangers qui voteront encourageront leurs enfants français à l’exercice d’une pleine citoyenneté, ils leur donneront l’exemple. Ils fabriqueront des citoyens. Non des sujets repliés sur leur communauté ou leur religion « d’origine ».
Par ailleurs, je tenais à préciser que la clause de réciprocité prévue par l’article 88-3 de la Constitution au sujet des ressortissants des États membres de l’Union, n’a évidemment pas lieu d’être pour les étrangers non communautaires. Elle répond à un contexte particulier. Et dès lors que tous les États membres de l’Union européenne ont (par définition) ratifié le traité de Maastricht de 1992, cette réciprocité est forcément réalisée. L’insertion d’une clause similaire dans le texte discuté aujourd’hui aurait pour effet de vider la réforme de son contenu. En outre, de nombreux États extérieurs à l’Union européenne ne sont pas des démocraties et n’organisent aucune élection, même à l’échelon local. Il serait impossible d’établir une réciprocité avec eux, et donc d’ouvrir le droit de vote et d’éligibilité à leurs ressortissants.
Le droit de vote, en tant que droit fondamental, ne peut être conditionné aux relations entre la France et des États tiers. Le faire ne serait ni légitime, ni conforme à notre tradition, incarnée, en matière de droits fondamentaux, par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Rappelons que l’ouverture du droit d’association – qui est, lui aussi, un droit fondamental – aux ressortissants étrangers, en 1981, n’était pas soumise à une réserve de réciprocité.
* * *
Je conclus.
Vous l’aurez tous compris, notre commission des lois est évidemment favorable à l’adoption de cette proposition de loi constitutionnelle. Si elle emporte, comme je l’espère, vos suffrages, notre pays s’honorera d’avoir ajouté une belle page à son histoire de démocratie et d’accueil. Ma conviction présente est le fruit d’une réflexion scrupuleuse. Elle s’enracine aussi dans une expérience.
Elevée loin de la France dans un amour inconditionnel de la France, de sa langue et de ses idéaux, dans l’amour d’une France qui avait su réhabiliter le capitaine Dreyfus (on oubliait, dans ma famille, qu’elle l’avait condamné), j’ai été moi-même une étrangère, une immigrée. Et comme il y a presque un siècle Apollinaire – autre étranger, autre immigré –, je tiens – je cite – pour un « honneur » que « la grande et noble nation française » m’ait accueillie « comme un de ses enfants ».
Le pays des droits de l’Homme ne peut, aujourd’hui pas plus qu’hier, manquer à la mission qui est la sienne. Montesquieu, avec tant d’autres, nous montre la voie. Montesquieu qui, dans De l’Esprit des Lois, écrivait simplement : « L’amour de la république, dans une démocratie, est celui de la démocratie ; l’amour de la démocratie est celui de l’égalité » (rééd., Classiques Garnier, 1961, tome 1, p. 46).