Violences faites aux femmes : «On est dans une situation d’urgence»
Issus du monde politique, judiciaire ou associatif, une vingtaine d’intervenants ont débattu ce vendredi des violences faites aux femmes, en particulier en politique, dans le cadre d’un forum «Libération» au Sénat.
Près de cinq mois ont passé depuis qu’a éclaté l’affaire Weinstein, du nom de cet ex-producteur américain accusé par plus d’une centaine de femmes d’agressions sexuelles et de viols. Depuis la déflagration, ont fleuri sur les réseaux sociaux les hashtags #metoo et #balancetonporc. Signe, pour beaucoup, d’une réelle «libération de la parole». Mais cette parole des femmes est-elle réellement plus libre ? Les choses avancent-elles concrètement, en particulier dans les sphères les plus masculines, comme la politique (à titre d’exemple, l’Assemblée nationale ne compte que 39% de députées… et les maires-femmes ne sont que 16% dans l’Hexagone) ? Les violences y sont-elles plus nombreuses ? Qu’est-ce qui a changé depuis la publication, en 2015 dans nos colonnes, du manifeste «Bas les Pattes» contre le sexisme en politique ? Comment lutter, à l’heure où deux ministres du gouvernement Edouard Philippe, certes présumés innocents, ont été mis en cause par des femmes s’estimant victimes d’agressions ?
Autant de questions auxquelles une vingtaine d’intervenant.e.s ont tenté de répondre au cours d’un forum organisé par Libération au Sénat ce vendredi, à l’initiative de la sénatrice EE-LV Esther Benbassa. «Etre interrompues de manière intempestive, c’est notre quotidien au Parlement. Notre parole est régulièrement bafouée», a-t-elle annoncé en préambule. Cécile Duflot, qui devait être présente à l’une des tables rondes, s’est fait excuser à la dernière minute car «souffrante». Sa réaction était pourtant très attendue concernant les accusations portées à l’encontre de Nicolas Hulot, dont le nom aura été prononcé plusieurs fois au cours de cette journée, aux côtés de cette question: ebdo a-t-il simplement colporté des «rumeurs» ou des violences sexuelles avérées ont elles eu lieu ?
Retour en cinq thèmes sur une journée de réflexion, où, une fois n’est pas coutume, les intervenantes étaient largement majoritaires.
Omerta
«L’omerta ne touche pas seulement le monde politique, elle est très forte dès qu’il s’agit de violences sexuelles en général», a souligné Sandrine Rousseau, ex-secrétaire générale adjointe d’Europe Ecologie les Verts. La quadragénaire nordiste a justement récemment fondé une association, «Parler», pour accompagner les victimes de violences sexuelles, dont elle fait partie. Sandrine Rousseau figure en effet parmi les femmes accusantl’élu de Paris Denis Baupin d’agression sexuelle. Pour elle toutefois, le monde politique a ceci de spécifique qu’il relève en quelque sorte de «l’inattaquable», «à la manière d’un châtelain dans son fief», une situation à ses yeux semblable à celle du monde du spectacle, dans lesquelles les procédures demeurent floues et les jeux de pouvoir, omniprésents. D’où la difficulté à lever cette chappe de plomb. «On fait parfois comprendre aux femmes que dénoncer, c’est nuire à la cause», estime pour sa part Camille Lainé, secrétaire générale du mouvement des jeunes communistes. Même constat pour Mathilde Julié-Viot, cofondatrice du site Chair collaboratrice, qui se dit «assez sidérée par les mécanismes déployés pour empêcher la parole de se libérer». D’où la création de ce site participatif destiné à mettre au jour ce sexisme qui hante, entre autres, les couloirs du Parlement. «Pourquoi encore cette omerta?» s’est agacée la sociologue Vanessa Jérôme, interminable et non exhaustive liste d’affaires à l’appui: DSK, Tron, Baupin… «Les partis politiques sont des opérateurs de carrière faits de relations et de loyautés», avance-t-elle en guise d’explication. Peur pour leur carrière et autres tentatives de décrédibilisation sont autant de menaces qui pèsent, dès lors, sur les femmes politiques.
Tournant
«Avec Balance ton porc et Me Too, on est à un tournant», a martelé la porte-parole d’Osez le Féminisme, Raphaëlle Rémy-Leleu. Ces élans nés sur les réseaux sociaux semblent d’ailleurs trouver un écho concret dans les commissariats et gendarmeries, qui ont, selon le ministère de l’Intérieur, enregistré une forte hausse des plaintes pour viols (+12%) en 2017. «On est dans une situation d’urgence, comme si on était au bord de la falaise. On ne peut plus tolérer qu’une nouvelle affaire sorte chaque année, on peut faire en sorte de sauter et que cela cesse», a-t-elle exhorté. Des mots très forts que nombre d’intervenant.e.s n’auraient pas renié: pour la députée France Insoumise Clémentine Autain, «c’est une rupture historique majeure». Pour Roxane Lyndy, du Mouvement des Jeunes socialistes (MJS), ces paroles de victimes qui se font entendre agissent comme un «tsunami». Libération a en effet révélé en novembre dernier les accusations d’agressions sexuelles qui pèsent contre l’ancien responsable du MJS Thierry Marchal-Beck, ce qui, estime Roxane Lyndy, rend le mouvement «d’autant plus légitime à faire campagne contre le sexisme».
Libérées, écoutées ?
Est-il réellement judicieux de parler de «libération de la parole» dans le sillage des mouvements #balancetonporc et #metoo ? Non, répond sans ambages Raphaëlle Rémy-Leleu, pour qui parler de «mouvements de solidarité et d’écoute» serait plus exact. «La parole, elle, était déjà là», insiste-t-elle.
Agir
Avant toute chose, un constat s’impose. Et pour qu’il imprime, Sandra Regol, secrétaire nationale d’Europe Ecologie-Les Verts, a choisi une formule choc : «Il faut qu’on accepte qu’on a tous collectivement et individuellement gravement merdé.» Ceci étant dit, tous ont souligné la nécessité d’agir sur l’éducation, allant dans le sens des préconisations du Haut Conseil à l’Egalité, instance nationale consultative qui assurait, dès juin 2016, que dans l’éducation, notamment sexuelle, réside la clé vers la parité. Faut-il aussi changer la loi en matière de violences sexuelles et sexistes ? Instaurer, comme le préconisent cette même instance et plusieurs associations d’aide aux victimes, une présomption de non-consentement en dessous d’un certain âge ? Le Danemark a franchi le cap (15 ans), tout comme l’Angleterre (13 ans) ou encore l’Italie et la Belgique (14 ans). Non, ont répondu plusieurs sénateurs auteurs d’un rapport rendu jeudi, contrairement à ce que souhaite le gouvernement. Faudrait-il rendre les crimes sexuels imprescriptibles ? «Ce n’est ni faisable, ni souhaitable pour la société», a tranché l’avocate pénaliste Marie Dosé, allant à l’encontre des souhaits de Rita Maalouf, secrétaire nationale du PS en charge des droits des femmes. Faudrait-il, enfin, verbaliser le harcèlement de rue ? Oui, répond sans surprise la députée la République en marche Lætitia Avia, membre d’une commission gouvernementale chargée de plancher sur la création de ce futur délit d’«outrage sexiste». «Il s’agira vraisemblablement d’une contravention de 4eme classe, parce que l’espace public doit être un lieu neutre», a-t-elle annoncé sans plus de précisions, le rapport de sa commission n’ayant pas encore été officiellement remis au gouvernement «pour des questions d’agenda». Quant à l’augmentation des délais de prescription en matière de viols sur mineurs (de 20 ans actuellement, à 30), elle aussi voulue par le gouvernement dans sa future loin contre les violences sexistes et sexuelles à venir le 7 mars, elle a fait l’objet d’un âpre débat. «Pour quoi faire? 30 ans après la majorité d’une victime, il n’y aura plus de témoins, plus de preuves», a fustigé Me Marie Dosé, suscitant la vive émotion d’une victime dans la salle.
Un boulet français ?
«Quand la France accorde enfin le droit de vote aux femmes, en 1944, 53 pays l’ont fait avant nous», rappelle la journaliste Aude Lorriaux, auteure du livre Des intrus en politique. L’Hexagone aurait-il trop rechigné à se pencher sur l’égalité ? Oui, répond avec humour sa coauteure, l’historienne Mathilde Larrère: «1848 est l’année d’un suffrage universel qui ne l’est pas vraiment», tacle-t-elle. Et de poursuivre: «La question du droit de vote des femmes n’est toujours pas posée, et celles qui osent la soulever sont taxées d’être des hystériques ou des marâtres». Une ouverture d’esprit qui ne va de toute évidence pas en s’arrangeant dans les années qui suivent, souligne l’historienne, revue de presse d’époque à l’appui: «Quand commence la lutte des suffragettes, on peut lire dans la presse: « Si on donne le droit de vote aux femmes, bientôt les bœufs pourront voter »». Pas si surprenant, dès lors, qu’il ait fallu attendre les années 1990 pour que la France se penche timidement sur la parité.