Tribune : Mamoudou Gassama à l’Élysée, les autres réfugiés à la rue ! (Huffington Post, 04 juin 2018)

LES BLOGS

04/06/2018 07:00 CEST | Actualisé il y a 2 heures

Mamoudou Gassama à l’Élysée, les autres réfugiés à la rue !

En célébrant l’héroïsme de Mamoudou Gassama, Emmanuel Macron a cherché à se blanchir et à réendosser le beau costume d’humaniste qu’il aime à arborer.

LIONEL BONAVENTURE VIA GETTY IMAGES
« Mamoudou Gassama à l’Élysée, les autres réfugiés à la rue! »

Mamoudou Gassama est devenu notre héros « national » en l’espace de quelques heures. Cet exilé malien sans papiers de 23 ans a sauvé en prenant de gros risques un enfant suspendu sur le rebord extérieur d’un balcon au quatrième étage d’un immeuble. Il méritait certes que la République lui rende hommage de quelque façon. Le président Macron, qui ne manque aucune occasion de communiquer, en a fait beaucoup et n’a pas lésiné sur la mise en scène. Il l’a reçu à l’Élysée et lui a promis sa régularisation, son intégration, et même, dit-on, la nationalité française.

Une belle histoire pour un jeune homme qui a déjà risqué sa vie pour arriver du Mali en France dans les conditions que connaissent la plupart des migrants qui ont fui leur pays d’origine, que nous rencontrons sous les métros, le long des canaux à Paris, dans les centres de rétention administrativeà Calaisà Ouistrehamà Menton, dans les Alpes à la frontière franco-italienne et ailleurs.

On espère toutefois qu’une fois les projecteurs éteints, Mamoudou Gassama ne sera pas oublié par tous et d’abord par l’État, et abandonné à de nouvelles « galères » comme il semble que l’a été un autre héros de même trempe, autrefois célébré, Mohssen Oukassi, ce Tunisien sans papiers de 26 ans qui, en 2014, sauva des habitants de son immeuble en flammes à Aubervilliers.

Notre bonne conscience, un exilé fréquentable

Car Mamoudou Gassama est en fait et avant tout notre bonne conscience. La bonne conscience de gens qui ne veulent pas entendre parler de ces migrants envahissant l’espace public, mais qui se montrent satisfaits de voir surgir un Mamoudou, ce « bon » migrant qui parvient par son acte de bravoure à éveiller en nous assez d’émotion pour nous anesthésier et nous insensibiliser à la souffrance de milliers d’autres exilés croupissant dans la misère.

Mamoudou Gassama est le héros dont a besoin la société pour se consoler de sa vie banalisée, sans événement, et de sa lâcheté à degré variable selon les jours. Malgré lui, cet homme courageux et simple s’est transformé en personnage de spectacle, et ce n’est pas un hasard si on le qualifie de Spiderman. Un super-héros moderne dont nous sommes si friands. En fait, l’héroïsme de Mamoudou Gassama va nous dispenser de l’empathie responsabilisante à laquelle devrait nous obliger notre condition humaine face à la détresse et au dénuement extrême de notre semblable. Nous sommes davantage sensibles à une souffrance abstraite, sélectionnée, médiatisée et instrumentalisée. On a en fait « déguisé » ce jeune migrant en « bon exilé », propre sur lui, défait des habits peu reluisants de sa longue errance, présentable et fréquentable au point d’être invité à se montrer sous les ors de la République. Il redevenait par là même le « bon Noir » de l’ère coloniale.

Mamoudou Gassama est en fait et avant tout notre bonne conscience. La bonne conscience de gens qui ne veulent pas entendre parler de ces migrants envahissant l’espace public.

Il suffit d’un peu d’attention pour constater que peu de gens s’arrêtent par exemple en passant devant les tentes du canal Saint-Denis, sous les métros, ou dans ces rues où les exilés s’entassent. Peut-être parce qu’ils nous rappellent désagréablement qu’un jour leur sort pourrait être le nôtre. Peut-être aussi parce que nous n’osons pas les regarder dans les yeux, parce qu’ils nous renvoient à notre absence de compassion à leur endroit et à la honte que nous en avons. Toutes les souffrances, il est vrai, ne possèdent pas la vertu d’éveiller notre compassion. Seules certaines le font, auxquelles nous pouvons nous identifier. Or les exilés sont des étrangers, ils viennent d’ailleurs, ils ne sont pas « nous ».

Le nouveau monde bégaie maintenant en anglais

En lançant cette belle opération de communication, Emmanuel Macron n’a pas seulement réussi à « blanchir » une misère noire qu’il veut nous faire oublier. En célébrant l’héroïsme de Mamoudou Gassama et en lui réservant ce magnifique l’accueil, il a surtout cherché à se blanchir lui-même et à réendosser le beau costume d’humaniste qu’il aime à arborer. Ce geste suffira-t-il à masquer la réalité de sa politique migratoire? À effacer de nos consciences le cynisme technocratique de ses ministres?

Pendant que le Président met en scène son humanisme foncier au côté de Mamoudou Gassama, son homme de peine, Gérard Collomb, lui, fait le sale boulot. Transformé en libéral bizarrement anglophone, il moque sans honte aucune le benchmarkingdes demandeurs d’asile. Il y a peu, sa collègue Nathalie Loiseau parlait elle de « shopping de l’asile ». Le nouveau monde bégaye en anglais. Et tente de justifier par de misérables jeux de langage une politique délibérément défaillante de l’accueil, conçue comme un moyen de décourager les migrants –et de plaire, s’il est possible, à une droite dure qui, elle, continue à faire la politique de l’ancien monde: « nous » contre « eux ». Nous connaissons cette vieille rengaine et les désastres qu’elle engendre.

Les héros qu’on ne veut pas voir

L’héroïsme de Mamoudou réussira-t-il à infléchir l’attitude du gouvernement à l’égard de tous ces étrangers qu’il ne veut pas? Il est permis d’en douter. Tout continuera comme avant. Lui fermera les portes, eux rentreront par la fenêtre. Oui, parce qu’ils ont de l’audace, l’audace de quitter leur pays, de traverser des milliers de kilomètres dans des conditions ineffables, de fuir la police, de surmonter les obstacles pour échapper au pire. Oui, parce que ce sont tous, à leur façon, des héros. Des héros oubliés, rejetés, méprisés, pourchassés. Mais des héros. Qui ne cèdent pas, parce qu’ils veulent changer leur destin. Pour émigrer, il faut toujours une dose minimale d’héroïsme.

Pour émigrer, il faut toujours une dose minimale d’héroïsme.

La vision de la souffrance est ordinairement tenue à l’écart pour ne pas enfreindre les règles de notre individualisme. Inversement, à certains moments, elle devient le ciment de solidarités « humanitaires », fabriquées par l’occasion. Nous assistons chaque jour aux actes de bravoure de ces « délinquants » solidaires qui transgressent parfois la loi pour venir en aide à ces hommes et ces femmes en détresse en les faisant traverser des frontières, en les conduisant dans leurs véhicules, en en les hébergeant, en les nourrissant, en les soignant. Eux aussi sont des héros et des héroïnes, dont l’héroïsme ordinaire n’a pas l’heur de plaire à nos ministres et qui, certainement, ne seront jamais reçus en grande pompe à l’Élysée. Ce n’est pas grave. Ils nous donnent l’exemple chaque jour. À qui voudra le suivre ou pas.

La politique xénophobe de nos gouvernements ne date pas d’aujourd’hui. La solidarité active de femmes et d’hommes simples, des héros du quotidien à leur manière, non plus.