L’exécution au colt 45 eut lieu, finalement, le 4 mai 1978, voici quarante ans. Elle avait été précédée par une campagne de diffamation menée par quelques niais utiles. La première fois qu’Henri Curiel risqua une mort prématurée, c’était à l’automne 1942 alors que l’Afrikakorps de Rommel arrivait aux portes du Caire avec le soutien d’officiers égyptiens qui lui étaient favorables (Anouar el-Sadate échappa de justesse au peloton d’exécution britannique). Henri Curiel avait pris le parti inverse. Sans doute la police l’arrêta-t-il par souci d’équilibre. Ses codétenus pronazis décidèrent de l’étrangler au lacet, vieille méthode ottomane. Il fut sauvé par la victoire d’El Alamein.

Quelques gaullistes historiques pour qui l’exercice de la mémoire ne fut jamais un devoir, mais un plaisir, n’oublièrent pas les services rendus par le jeune Cairote (28 ans) progressiste qui consacra à la cause de la Résistance française les moyens matériels de sa famille (il était fils de banquier). La diplomatie gaulliste eut de nouveau recours à ce farouche électron libre après le retour du Général au pouvoir, en 1958, pour réparer les dégâts causés par l’expédition de Suez, en 1956, monument de bêtise imaginé par des nains politiques. Le contact fut renoué par l’intermédiaire de Curiel, expulsé d’Egypte par le roi Farouk, et de ses amis juifs égyptiens qui subirent le même sort et l’avaient rejoint à Paris. Ils avaient tous gardé des amitiés parmi les «officiers libres» qui entouraient Nasser. Une réconciliation intervint. On en sut gré à son initiateur. Lorsque Francis Jeanson, fondateur du réseau d’aide au FLN rassemblant des Français communément appelés «porteurs de valises», fut grillé et contraint à se cacher, Curiel accepta de reprendre le flambeau. Arrêté, il fut incarcéré à Fresnes. Après les accords d’Evian, ses amis s’attendaient à une mesure d’expulsion assortie d’une interdiction de séjour en France. C’eût été de bonne guerre s’agissant d’un apatride. Etonnamment, aucune mesure d’expulsion n’intervint. Et non seulement Curiel fut autorisé à rester en France, mais il reçut licence de créer Solidarité, sans subir de tracas de l’administration française ni même des services secrets (Sdece et DST). Solidarité était une sorte d’université qui recevait des militants du monde entier auxquels elle enseignait les règles et techniques du combat clandestin : repérage et cassure de filatures policières, impression de tracts avec des moyens dérisoires, fabrication de faux papiers, mesures à prendre contre les infiltrations hostiles, maniement des armes et des explosifs.

Pourquoi, comme le suggère Régis Debray dans Bilan de faillite(Gallimard, mai 2018), ne pas donner le nom d’Henri Curiel à l’escalier qui relie la rue Rollin (Ve), où il habitait, à la rue Monge, et qu’empruntèrent pour fuir les deux tueurs qui l’assassinèrent ? C’est une modeste proposition, s’agissant d’un homme qui aida si puissamment Mandela, Ben Barka et tant d’autres combattants de la liberté. Elle mériterait d’être poussée plus loin. Nous ne doutons pas que les édiles d’une ville-monde comme Paris sauront trouver un emplacement plus visible pour rappeler aux générations futures le nom d’un grand militant, Français de cœur, Parisien de choix, ami de la France libre et d’une France qui faisait alors sienne, de bien des façons, la cause des peuples en lutte pour leur libération.

 

Bertrand BADIE Professeur des universités Gilles PERRAULT Ecrivain Esther Benbassa Sénatrice