Tribune « Antisémitisme et antisionisme : une confusion délétère »

Alors que les députés doivent se prononcer ce mardi sur une résolution visant à lutter contre l’antisémitisme du député LREM Sylvain Maillard, la sénatrice EE-LV Esther Benbassa rappelle que la critique politique du sionisme d’Etat doit pouvoir exister sans être taxée d’antisémitisme.

 

 

Tribune. L’antisionisme est-il une des formes modernes de l’antisémitisme ? Oui, pour certains, c’en est une. Ce qui ne signifie nullement qu’antisionisme soit en soi et dans tous les cas synonyme d’antisémitisme. Critiquer la politique du gouvernement israélien n’est pas une manifestation d’antisémitisme et n’implique nullement d’en rendre responsables les Juifs de France ou les Juifs en général. Si c’était le cas, nombre d’Israéliens seraient considérés comme antisémites. Et à lire la liste des signataires de l’appel paru dans le Monde daté du 3 décembre, il faudrait reconnaître qu’il y a beaucoup de Juifs antisémites…

L’antisionisme, une composante de la judaïcité française

Le président de la République a déclaré lors du dîner du Conseil représentatif des Juifs de France (Crif) que «l’antisionisme est une des formes contemporaines de l’antisémitisme». En tant qu’historienne des Juifs, je voudrais lui rappeler que les autonomistes socialistes juifs appartenant au mouvement du Bund, dès la fin XIXe siècle, n’étaient assurément pas sionistes. Que les masses juives ultraorthodoxes d’Europe orientale furent longtemps vigoureusement antisionistes (et leurs héritiers, en Israël ou ailleurs, le sont encore souvent). Or beaucoup des uns comme des autres périrent dans les camps nazis. Devra-t-on les tenir rétroactivement pour des antisémites qui s’ignoraient ?

De même, le Crif, créé dans la clandestinité en 1944, a longtemps rassemblé les différentes composantes idéologiques de la judaïcité française. Et après la guerre, les dissensions furent également très vives sur la manière de formaliser les rapports du Crif avec le jeune Etat d’Israël.

L’histoire de l’antisémitisme est ancienne et l’histoire du sionisme commence à l’être aussi. Ce dernier aussi évolua dans le temps. La tournure que prit le sionisme avec l’arrivée au pouvoir de la droite nationaliste du Likoud, en 1977, dont le dernier représentant est Benyamin Nétanyahou, n’a au fond que peu à voir avec le sionisme des fondateurs au XIXe siècle, ni avec celui de ses chevilles ouvrières travaillistes, tel Ben Gourion.

Le sionisme étatique d’aujourd’hui, le sionisme des implantations juives dans les territoires occupés sont à mille lieues du sionisme de ceux qui rêvaient d’émancipation, qui voulaient un Etat pour les Juifs cibles des antisémites en Europe ou de ceux qui voulurent garantir un refuge sûr aux rescapés de la Shoah. La définition contemporaine d’Israël comme Etat juif, récemment votée par la Knesset, entérine clairement le refus de considérer ses citoyens arabes comme des citoyens égaux.

Qu’en est-il aujourd’hui du projet d’un Etat juif à côté d’un Etat palestinien ? Les rêves se sont évanouis face à un Israël cerné de murs qui ont progressivement effacé de la mémoire israélienne jusqu’à l’existence des Palestiniens, à quelques kilomètres seulement, pourtant, des grandes agglomérations du pays. Si l’on disqualifie comme antisémite la simple volonté politique de mettre fin à l’apartheid qui sévit dans cette région du monde, qui alors défendra l’existence de deux Etats voisins dont les populations, nolens volens, partagent désormais une longue histoire commune?

On peut critiquer la politique israélienne comme le font beaucoup d’Israéliens eux-mêmes, sans s’attaquer aux Juifs de la diaspora, qui la soutiennent souvent d’abord pour des raisons affectives. Après la destruction des années noires, Israël a représenté la sortie du tunnel, la lumière, la sécurité pour des Juifs jusque-là désarmés devant un antisémitisme qu’ils ont cru un moment révolu au bout de tant de vicissitudes tragiques. Peut-on leur en vouloir ?

Grave erreur d’appréciation

Mais on peut en vouloir, oui, aux antisémites qui se servent de la cause palestinienne pour avancer masqués et donner libre cours à leur passion morbide. Globalement, pourtant, l’antisémitisme se passe fort bien de l’antisionisme, il a sa propre logique. Vouloir la destruction d’Israël, doté d’une des meilleures armées du monde, est un fantasme sinistre. Mais vouloir la fondation d’un Etat palestinien moderne et égalitaire est l’espoir d’un miracle, et on peut s’engager pour le réaliser sans appeler à l’éradication de l’Etat d’Israël.

En suivant la définition confuse de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste, qui a tout pour plaire à Nétanyahou et qui fait de l’antisionisme la forme moderne de l’antisémitisme, la résolution présentée par Sylvain Maillard (LREM) et ses amis à l’Assemblée nationale relève d’une grave erreur d’appréciation. Faire taire l’antisionisme au nom de l’antisémitisme fabriquera encore plus d’antisémites et mettra en difficulté les Juifs de la diaspora.

Signer cette résolution est une façon d’ouvrir la boîte de Pandore et de donner des arguments, fallacieux mais infiniment pernicieux, aux antisémites aguerris, tout en s’empêchant de faire le tri des antisionistes effectivement antisémites. Faut-il continuer à soutenir la politique désastreuse de Nétanyahou que tant d’Israéliens eux-mêmes rejettent ? Ne pas voter cette résolution serait une excellente façon de se positionner du côté des progressistes d’Israël, qui eux pensent qu’en critiquant la politique de Nétanyahou, ils peuvent donner à leurs concitoyennes et concitoyens un Etat plus démocratique et plus juste. Parce qu’ils aiment leur pays non moins que d’autres. Bien des Juifs de la diaspora, eux aussi, souhaitent que ces vœux se réalisent.

On ne joue pas avec l’antisémitisme. Arrachons la critique d’Israël aux griffes de la propagande du gouvernement israélien actuel. Une critique politique, nullement antisémite.