Police, violence, racisme: quand l’État (d’urgence) bunkérise les esprits

Le déni, ça suffit! Le goût de nos dirigeants pour les états d’urgence a bunkérisé les esprits. Le gardien de la paix d’antan? Un vieux souvenir, un mythe peut-être.

Le 2 juin, 20.000 personnes se sont rassemblées devant le nouveau TGI de Paris, à l’appel du Comité Adama. Celui-ci œuvre sans relâche pour que toute la lumière soit faite sur les causes du décès d’Adama Traoré, à la suite du recours des gendarmes à un plaquage ventral, lors de son arrestation, le 19 juillet 2016. Depuis, les expertises médicales se suivent et se contredisent, attribuant le décès tantôt à une pathologie cardiaque, tantôt au plaquage ventral.

Banalisation des violences

L’affaire Adama Traoré s’est transformée en un symbole des violences policières françaises, violences qui ont récemment pris une tournure systématique et inquiétante, en particulier pendant les manifestations de Gilets jaunes, lesquels ont payé un lourd tribut avec des milliers de blessés, des mutilés, des éborgnés, des vies brisées.

Même des marches traditionnellement bon enfant comme celles du 1er mai ont été marquées par ces violences policières. Souvenons-nous aussi des manifestations contre la réforme des retraites. N’oublions pas enfin l’inutile intervention de la police lors de la fête de la musique à Nantes, le 22 juin 2019, qui s’est terminée par la noyade du jeune Steve Caniço dans la Loire.

Gaz lacrymogène, grenades de désencerclement, tirs de LBD, brutalités physiques, voilà à quoi finit par se résumer l’action de forces de l’ordre qui répriment –et ne protègent plus. Le gardien de la paix d’antan? Un vieux souvenir, un mythe peut-être.

Une police qui fait peur, mais pourtant encensée

Dans une enquête YouGov réalisée entre le 1er et le 2 juin, un Français sur trois affirme ne pas se sentir en sécurité “face à un policier”. Simple confirmation de ce que disait la chanteuse Camélia Jordana sur France 2 le samedi 23 mai et qui, on se demande pourquoi, allait provoquer une énorme polémique.

La police reste intouchable. Elle est régulièrement couverte d’éloges officiels. Cet encensement répété a-t-il commencé lors des attentats terroristes de 2015? Difficile à dire. Une chose est sûre: le goût prononcé de nos dirigeants pour les états d’urgence, que ce soit sous Hollande ou sous Macron, a bunkérisé les esprits. Maintes dispositions liberticides sont entrées dans le droit commun. Même en temps de coronavirus, nous sommes un des rares pays européens à avoir décrété –et prorogé!– un état d’urgence sanitaire aggravé par des dispositifs intrusifs. Nos gouvernants usent des mesures sécuritaires comme d’un anxiolytique pour le peuple et comme d’un bouclier pour eux-mêmes. Ils n’ont qu’une hantise: se mettre eux-mêmes à l’abri.

 

Nos gouvernants usent des mesures sécuritaires comme d’un anxiolytique pour le peuple et comme d’un bouclier pour eux-mêmes. Ils n’ont qu’une hantise: se mettre eux-mêmes à l’abri.

Dans ce contexte, la police a développé un comportement ultraviolent, cautionné par ses supérieurs hiérarchiques. Qui est responsable des violences policières? Les exécutants, ou les donneurs d’ordre et ceux qui, après les faits, ferment les yeux et absolvent? Les uns et les autres. Certains syndicats de policiers ne sont pas en reste: les brebis galeuses peuvent compter sur leur soutien indéfectible comme sur celui d’une Place Beauvau terrorisée à l’idée d’être déstabilisée par une police qui serait en constante opposition.

Les violences policières ne datent pas d’hier, elles frappent nos quartiers populaires depuis des années. C’est là que le rejet de la police a commencé à se développer. Les contrôles au faciès sont la règle. Les personnes noires ou d’origine maghrébine sont contrôlées entre 6 à 8 fois plus que les autres. On nous dit que toute la police n’est pas raciste. Certes. Le racisme n’y est pourtant pas moins systémique.

Manifester, oui, même quand c’est “interdit”

La manifestation du 2 juin a été une réaction à ce mélange explosif de violences policières impunies et de racisme. Parmi les milliers de manifestants présents, issus de toutes les catégories sociales, il y avait certes beaucoup de personnes dites de couleur. Le public était tout de même très divers, et sa jeunesse était frappante. Ce rassemblement avait été interdit par le Préfet de Police en vertu des dispositions de l’état d’urgence sanitaire. Je m’y suis pourtant moi aussi rendue. La veille, j’avais fait la même chose à Bondy, à l’invitation de la famille de Gabriel, ce jeune Rrom âgé de 14 ans frappé sauvagement par la police. Si, à Bondy, le nombre de participants était moindre, l’émotion était tout aussi grande. Le rôle des élu.e.s, c’est aussi d’être à l’écoute du terrain.

Le cas d’Adama Traoré a trouvé une sorte d’écho ultramobilisateur dans celui de George Floyd, cet Afro-Américain mort par suffocation sous les coups d’un policier le 25 mai, à Minneapolis. L’Amérique s’est embrasée. L’exigence de justice pour Adama a provoqué l’extraordinaire rassemblement de Paris, d’un genre rarement vu en France ces dernières années. Un nouvel élan a été donné aux protestations contre les violences de la police et contre le racisme sévissant dans ses rangs. Le rassemblement parisien s’est terminé par des échauffourées, c’est regrettable. Le message envoyé n’en est pas moins fort et lisible.

L’urgence d’une réforme

La police, sa base et sa hiérarchie doivent se réformer en profondeur. L’IGPN (Inspection générale de la police nationale), la “police des polices”, mériterait d’être détachée du Ministère de l’Intérieur et devenir une instance de contrôle totalement indépendante. Aux Etats-Unis, des policiers, en mettant un genou à terre, ont montré leur soutien aux manifestants.

Longtemps, au sommet de l’Etat français, on a rejeté le terme de “violences policières” lui-même. Même si Emmanuel Macron, au début de l’année, a appelé à un travail en vue d’“améliorer la déontologie” des forces de sécurité intérieure. Il s’agit désormais de regagner la confiance des Françaises et Français en changeant leurs pratiques d’une manière drastique, ceci en s’inspirant de ce qui se fait en Suède ou en Allemagne par exemple.

Il faut sans délai instaurer la délivrance d’un récépissé à chaque contrôle d’identité pour réduire le nombre de contrôles au faciès, humiliants. Minimiser, voire nier les actes de violences et de racisme ne sera pas en mesure d’éviter l’embrasement toujours susceptible de se produire, au contraire. Les engagements du gouvernement manquent d’ambition dans ce domaine. La crise économique due au confinement et ses répercussions sociales dans les quartiers populaires risquent de servir de détonateur.

Le pouvoir n’a jusqu’ici guère fléchi. Lors de la séance de questions au gouvernement au Sénat, le 3 juin, le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner a déclaré que “chaque excès, chaque mot, y compris des expressions racistes” feraient “l’objet d’une enquête, d’une décision, d’une sanction”. “Je suis sur ce sujet, intransigeant”, a-t-il ajouté. Ces mots ne servent à rien s’ils ne sont pas suivis d’actes. Et les actes ne serviront à rien s’ils sont timides, hésitants, et s’ils ne rompent pas radicalement avec le passé. C’est d’un renversement des mentalités et des pratiques dont nous avons besoin. C’est cela qu’exigeaient les manifestants du 2 juin.