Manifestations : avec la crise sanitaire, « l’État de droit est un peu bousculé »

En plein état d’urgence sanitaire, une nouvelle manifestation contre le racisme et les violences policières est prévue samedi à Paris. Bruno Retailleau souhaiterait qu’elle soit interdite, mais cette position est « une erreur politique », estiment plusieurs élus de gauche. Surtout, la mesure est déjà mise en place par décret, rappelle à Public Sénat, Serge Slama, professeur de droit public.

En France, voyant monter une vague d’indignation, le Comité Adama Traoré, constitué après la mort d’Adama Traoré en juillet 2016 à Beaumont-sur-Oise, a appelé à un grand rassemblement le 2 juin devant le Tribunal judiciaire de Paris. Malgré son interdiction par la préfecture, au moins 20.000 personnes s’y sont rendues dans le calme. D’autres rassemblements, au succès plus mitigé, étaient organisés par SOS Racisme le mardi 9 juin partout en France. À Paris, place de la République, toute la gauche parlementaire était présente, de Jean-Luc Mélenchon à Patrick Kanner en passant par Olivier Faure ou Pierre Laurent.

La droite dénonce « la fin de l’État de droit »

Le rassemblement n’était pas interdit et n’a pas été réprimé par les forces de l’ordre. Car la veille, le ministre de l’Intérieur a ouvert, ce que certains élus de droite pourraient qualifier de boîte de Pandore, plusieurs élus RN ou LR n’hésitant pas à parler de « fin de l’État de droit ». En affirmant que « l’émotion dépasse les règles juridiques », Christophe Castaner a toléré de fait les manifestations, malgré l’état d’urgence sanitaire encore en vigueur jusqu’au 10 juillet. Le premier « défenseur des flics de France » a précisé que les services de son ministère ne « chercheront pas à réaffirmer l’interdiction (…) et qu’il n’y aura pas de sanctions et de procès-verbaux » pour les manifestants.

David Assouline, sénateur PS de la capitale et vice-président de la Chambre haute, a répondu à l’appel de SOS Racisme mardi. Ce jeudi, il a (légèrement) taclé Bruno Retailleau dans un tweet, suggérant que si les manifestations devaient être interdites, alors le Puy du Fou, lieu de rassemblement touristique en Vendée, devait aussi être fermé.

20.000 personnes « ne descendent pas dans les rues sans raison »

La sénatrice EELV siégeant dans le groupe CRCE, Esther Benbassa s’est elle aussi exprimée sur les manifestations antiracistes par une tribune publiée sur le HuffPost. Elle les soutient et sera présente samedi dans le défilé parisien qui partira de la place de la République à 14 h 30. « Ce serait une erreur politique d’interdire les manifestations », dit-elle au micro de Public Sénat. « Ça fait partie de notre liberté d’expression », argue la sénatrice habituée des cortèges, avançant que 20.000 personnes « ne descendent pas dans les rues sans raison ».

Quant aux arguments développés sur le risque d’un retour de l’épidémie avec la multiplication de ce type de rassemblements, où il est difficile d’appliquer les gestes barrières, Esther Benbassa les balaie d’un revers de manche. « On peut se protéger, y compris en manifestation, avec une responsabilisation ». « Même au Sénat, plus personne ne met de masques », glisse-t-elle.

Dans la rue pour l’emploi le 30 mai, Marc-Philippe Daubresse veut désormais une application stricte de la loi

Surtout que les manifestations antiracistes ne sont pas les seules mobilisations à rythmer la vie sociale française depuis la fin du confinement. Le 30 mai, plusieurs centaines de personnes défilaient pour la régularisation des sans-papiers à Paris. Le même jour, un défilé monstre a rassemblé 8.000 personnes à Maubeuge, avec le soutien des élus de tous bords, pour dénoncer les 4.600 suppressions d’emplois envisagées par Renault.

Mais depuis, l’eau a coulé sous les ponts. Certains élus de droite, qui soutenaient le défilé dans le Nord, ont pris position pour l’interdiction des manifestations antiracistes. À l’image de Marc-Philippe Daubresse, sénateur LR, qui disait apporter son « total soutien » à la manifestation à Maubeuge le 30 mai, puis, commentant la prise de parole de Bruno Retailleau lors des questions au gouvernement mercredi, a affirmé que « l’émotion ne pouvait et ne devait pas prendre le pas sur l’État de droit ».

Une mobilisation des soignants prévue le 16 juin

Dans un autre registre, les soignants, en première ligne contre le coronavirus, ont exprimé, eux aussi, plusieurs fois leur colère dans la rue depuis le 11 mai. Le 16 juin, plusieurs syndicats appellent à une grande journée de mobilisation. Interrogée mercredi à notre micro sur la situation de l’hôpital, Laurence Cohen, sénatrice PCF du Val-de-Marne, expliquait qu’elle les soutenait « et qu’ils sauront trouver les parlementaires communistes à leurs côtés ». En début de semaine, Philippe Martinez, le patron de la CGT, a lui aussi appelé à se mobiliser mardi en reconnaissance du travail accompli par le personnel hospitalier.

« L’État de droit est un peu bousculé » par la période

Face à des mouvements populaires et tandis que reflux épidémique semble se confirmer, peut-on interdire les futures manifestations, comme le souhaite Bruno Retailleau, mais aussi des parlementaires d’extrême droite comme Jordan Bardella sur BFM TV ?

« Elles le sont déjà », répond Serge Slama, professeur de droit public à l’université Grenoble-Alpes. Au micro de Public Sénat, il rappelle qu’un décret, publié le 31 mai, interdit les rassemblements de plus de dix personnes. « Mais le préfet peut les autoriser par dérogation s’ils sont ‘indispensables à la continuité de la vie de la Nation’ », précise le juriste. « L’État de droit est un peu bousculé » par la période, reconnaît Serge Slama, puisque malgré leur interdiction, les manifestations sont « tolérées » depuis les propos de Christophe Castaner.

La situation est « semblable à celle de l’ouverture des lieux de culte »

Le décret est toutefois source de discorde pour bon nombre d’organisations et d’associations, dont la CGT et la Ligue des droits de l’Homme, qui demandent au Conseil d’État de statuer sur la constitutionnalité du texte. Car selon les plaignants, l’interdiction de se rassembler à plus de dix personnes est synonyme « d’une interdiction générale et absolue des manifestations ».

La plus haute juridiction française a examiné ce jeudi en référé le décret et rendra prochainement son avis. Selon Serge Slama, qui souhaite « le rétablissement de la liberté de manifestation », la situation est « semblable à celle de l’ouverture des lieux de culte ». « La restriction imposée était trop stricte dans le cadre du déconfinement et le Conseil d’État a donné huit jours au gouvernement » pour proposer de nouvelles solutions, rappelle le juriste.

À voir donc, si la plus haute juridiction française donnera raison à la LDH et aux autres organisations, ou a contrario se rangera du côté de Bruno Retailleau. Dans l’attente de la décision, plusieurs juristes se disent confiants pour les plaignants. L’exécutif, lui, a déjà anticipé le coup d’après.

Car le gouvernement a présenté en Conseil des ministres un projet de loi qui permet de restreindre plusieurs libertés pour quatre mois encore, dont le droit de manifestation. Ce qui a de quoi inquiéter les parlementaires, comme le sénateur socialiste Jérôme Durain. « Il ne faudrait pas que l’État d’urgence sanitaire soit l’occasion de fragiliser les libertés publiques », craignait-il mercredi à notre micro.