LOI D’URGENCE SANITAIRE : DÉCRYPTAGE DES DÉRIVES D’UN POUVOIR D’EXCEPTION

L’exécutif, qui s’est doté de pouvoirs exorbitants en période de crise, entend prolonger ce dispositif d’exception jusqu’au 24 juillet, au risque d’affaiblir toujours plus la séparation des pouvoirs et l’État de droit.

Le pays pouvait attendre une stratégie de déconfinement limpide, cohérente et millimétrée. Il espérait bénéficier d’une distribution massive, et gratuite, de masques pour chacun de ses citoyens. Il aura un état d’urgence sanitaire prolongé de deux mois, jusqu’au 24 juillet. Le texte a été adopté samedi en Conseil des ministres et arrive ce lundi au Sénat, avant d’être examiné mardi à l’Assemblée nationale. En pleine crise sanitaire, sociale, économique et démocratique, il donne encore plus de pouvoirs au gouvernement et s’attaque à nos libertés individuelles et collectives. À entendre le ministre de la Santé, Olivier Véran, il s’agirait de « conforter le cadre juridique » et de l’ « élargir » pour « y intégrer les enjeux du confinement ». Mais le texte soulève de vives inquiétudes parmi les parlementaires, les juristes et les associations de défense des droits de l’homme. « Se parer derrière une concentration des pouvoirs pour masquer ses propres carences de gouvernance serait indigne d’un État de droit »prévient même Sarah Massoud secrétaire nationale du syndicat de la magistrature.

Des pouvoirs de contravention étendus

Car les « enjeux du déconfinement » listés par l’exécutif pour cet état d’urgence s’annoncent bien plus disciplinaires que sanitaires. Le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, a défendu une extension des pouvoirs de verbalisation à toute une série d’agents. « Les adjoints de sécurité, les gendarmes adjoints volontaires, les réservistes de la police et de la gendarmerie nationale, ainsi que, et c’est important, les agents de sécurité assermentés dans les transports », détaille le ministre, avant d’ajouter « les agents des services de l’autorité de la concurrence pour les commerces ». En résumé, les Français seront libres de circuler dans un rayon de 100 kilomètres et ne seront pas tenus de porter un masque que le gouvernement refuse de rendre gratuit. Sauf dans les transports en commun, ou le port sera obligatoire, aux frais du citoyen, lequel sera surveillé, et sanctionné si besoin.

« On nous introduit des brigades pour contrôler et ficher. Stopper la contamination, ce n’est pas enfermer et punir, mais des masques, des tests, des lits d’hôpitaux », s’inquiète la sénatrice EELV Esther Benbassa. Au-delà des contrôles renforcés, la membre du groupe CRCE pointe ici la création de « brigades sanitaires », que le ministre de la Santé a qualifiées de « brigades d’anges gardiens ».

Un terme surprenant, au moment même où le gouvernement est accusé de s’arroger des pouvoirs exorbitants, de maltraiter l’État de droit et d’instaurer un état d’urgence sanitaire « qui, dans sa durée et dans la faiblesse des contrôles, va au-delà de l’article 16 de la Constitution », selon le député PCF Stéphane Peu. Ces « brigades » ailées iront au contact des personnes malades ou suspectées de l’être, et seront composées d’employés de l’assurance-maladie, des centres communaux d’action sociale (CCAS), des conseils départementaux ou d’organismes comme la Croix-Rouge. Près de 30 000 personnes pourraient être mobilisées au total, selon Jean-François Delfraissy, président du Conseil scientifique, au sein de ces brigades pour lesquelles le secret médical sera levé. Ce qui nécessite de passer par une loi.

Un traçage des personnes contaminées

La Confédération des syndicats médicaux français s’en est émue, mettant en garde contre une « banalisation » de l’accès aux renseignements confidentiels, y compris dans le cadre d’une lutte contre une épidémie. « La transparence doit être faite sur les acteurs qui assurent la collecte de l’information » et la durée de stockage, insiste le Syndicat des médecins libéraux, qui réclame la signature d’une clause de confidentialité par les personnes recrutées. Car un traçage des malades sera bien effectué, via la création d’un nouveau fichier national recensant toutes les personnes testées positives. Mais cela ne se fera pas par Smartphone, et après un avis de la Cnil, précise Olivier Véran« L’application StopCovid sort par la porte et rentre par la fenêtre ! », a réagi Esther Benbassa, qui dénonce une « acrobatie politique liberticide et sans garde-fous », tout en estimant qu’un « avis consultatif de la Cnil sera très maigre. »

Enfin, le gouvernement a annoncé que les personnes arrivant sur le territoire national seront obligatoirement placées en quarantaine. Quant aux personnes testées positives déjà présentes en France, des mesures contraignantes d’isolement sur décision unique de l’État étaient programmées dans la première version du texte, ce qui a suscité une levée de boucliers, la justice étant sciemment écartée du dispositif. Les personnes contaminées seront finalement « invitées » à s’isoler, soit dans un lieu mis à disposition, soit chez elles, ce qui entraînera le confinement de tout le foyer pendant quatorze jours.

Au final, si certaines mesures auraient pu s’intégrer dans un cadre cohérent, l’exécutif prépare un déconfinement lâche du point de vue sanitaire, notamment sur la question des masques et des transports en commun, mais strict sur le plan disciplinaire et menaçant vis-à-vis de l’État de droit. D’autant que la première version de l’état d’urgence sanitaire prévoit déjà de concentrer les pouvoirs à l’Élysée « en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population ». Définition très floue qui, couplée aux ordonnances votées pour déroger à une foule interminable de lois, écarte les citoyens de toute prise de décision. D’autant plus que l’Assemblée nationale, coincée entre l’épidémie et l’inversion du calendrier électoral, a été transformée en chambre d’enregistrement.

La bataille de la temporalité

Cette prolongation de l’état d’urgence sanitaire nourrit également l’idée dangereuse selon laquelle la démocratie doit s’effacer en temps de crise, comme si elle était incapable de faire face. Elle ne ressort d’ailleurs jamais indemne de tels reculs, l’état d’urgence déclenché en 2015, à la suite des attaques terroristes, ayant été en grande partie intégré par la suite au droit commun. « Il y a un risque d’accoutumance aux mesures de contrôle », prévient Jean-Marie Burguburu auprès de Mediapart. Face à l’état d’urgence sanitaire, le président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) invite à une « vigilance accrue ». « Plus encore qu’en temps normal, les pouvoirs publics devraient écouter la CNCDH. (…) Hélas, elle n’est pas assez entendue », regrette-t-il.

Car, quand la séparation des pouvoirs est entamée, elle continue généralement, sauf sursaut, à se dégrader. Le problème est le même concernant les libertés. « Il suffit de supprimer ou de limiter les droits de l’homme et les libertés fondamentales pour réaliser leur importance. Nos concitoyens pratiquent les droits de l’homme comme Monsieur Jourdain faisait de la prose : sans le savoir », mesure Jean-Marie Burguburu. Des concitoyens qui ont accepté de se confiner face au Covid-19, limitant comme jamais leur liberté d’aller et venir, de façon temporaire. Cette temporalité sera l’une des batailles à mener, pour que l’exécutif ne pérennise pas cette concentration des pouvoirs. Car, si « la date de levée du confinement pourrait être remise en question et sera appréciée selon les départements », comme l’a déclaré Olivier Véran, l’état d’urgence sanitaire est par contre bien parti pour durer.