Dans un contexte de plus en plus hostile à l’égard des musulmans, la marche du 10 novembre, à Paris, a créé une polémique au sein même de la gauche. Cette manifestation cristallise des tensions sur des positions qui sont pourtant proches en termes de laïcité, tandis que le cœur du problème est le racisme dont les musulmans sont la cible.
Du discours d’une rare violence envers les musulmans d’Éric Zemmour à la « convention de la droite » organisée par le mensuel d’extrême droite « l’Incorrect », en passant par la « société de vigilance » réclamée par le président de la République, le climat est étouffant. L’annonce du recrutement par CNews, la chaîne de Bolloré, d’Éric Zemmour pour une émission quotidienne signe la banalisation de la stigmatisation des musulmans. La prise à partie d’une mère portant le foulard dans l’hémicycle du conseil régional de Franche-Comté par un élu du RN, la sommant de sortir, devant son enfant, au nom de la laïcité, indique également l’idéologie sous-tendue par ce faux débat sur l’islam. Le 10 novembre, des milliers de personnes ont donc défilé dans les rues de Paris pour dire stop à « l’islamophobie ». Le succès de cette manifestation aurait pu participer à réorienter le débat public vers des bases plus saines… Malheureusement, il a été l’occasion de nouvelles polémiques, au sein même de la gauche. Ce rassemblement avait été lancé initialement par un appel signé par des dizaines de personnalités du monde politique, associatif, syndical, à la suite de l’attentat contre la mosquée de Bayonne, le 28 octobre, et dans un contexte d’attaques verbales dirigées contre les musulmans.
Le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), le NPA, l’Unef, un élu de Saint-Denis, Madjid Messaoudene, ou encore le comité Adama… La présence de personnalités venues d’horizons divers était notable et a parfois fait grincer des dents. Des personnalités aux propos ouvertement sexistes et discriminatoires envers les femmes se sont saisies de l’appel dans un second temps. La militante féministe Caroline De Haas, par exemple, a ainsi décidé de retirer son nom de l’appel, tout en participant à la manifestation elle-même. Le PCF avait appelé à se joindre aux rassemblements partout en France : « Ils doivent être l’occasion de nous opposer massivement au racisme anti-musulmans, à l’antisémitisme, à toutes les manifestations de discrimination, à toutes les incitations à la haine religieuse. » Le député de Marseille Jean-Luc Mélenchon et d’autres dirigeants de la France insoumise se sont joints au cortège parisien le 10 novembre, de même que la sénatrice écologiste Esther Benbassa. D’autres à gauche ont préféré ne pas participer à cette marche. C’était le cas du député FI François Ruffin et du Parti socialiste, qui avait exprimé son désaccord avec les « mots d’ordre » présentant certaines « lois en vigueur comme liberticides » pour les musulmans. Le député insoumis Adrien Quatennens avait également avancé les mêmes arguments. Sitôt la manifestation passée, la polémique s’est poursuivie de manière quasi irrationnelle allant jusqu’au hashtag ManifDeLaHonte sur les réseaux sociaux. La sénatrice Esther Benbassa a été l’objet de ce qu’elle qualifie de « cabale » après être apparue sur des images aux côtés de manifestants portant une étoile jaune, signe pour ces opposants du caractère antisémite de la manifestation. En réalité, une étoile à 5 branches et non 6, comme l’étoile de David. Si la sénatrice a reconnu une « maladresse » de la part de ces manifestants, juive elle-même et spécialiste de l’histoire du peuple juif, elle a cependant réfuté tout antisémitisme dans cet affichage : « Personne n’a volé la souffrance de l’autre, a-t-elle expliqué. Il y a partage de la souffrance, ils disent voilà ce qu’ils ont subi, nous, on n’en veut pas. » Le député Jean-Luc Mélenchon a également été la cible de critiques virulentes. Dans un édito publié par « Marianne », le journaliste Guy Konopnicki a ainsi accusé le fondateur de la France insoumise, connu pour ses positions laïques, de n’avoir rien de moins que « trahi » Charb, le directeur de « Charlie Hebdo » assassiné en janvier 2015 par des terroristes. Il y dénonce également le CCIF comme un « cartel d’organisations islamistes, qui avait tenté de faire taire “Charlie” par voie de justice ». La violence de ces débats se cristallise en fait autour du mot « islamophobie ». Selon la définition qu’on lui donne, on ne manifeste pas contre la même chose… Cet été, le « droit d’être islamophobe », revendiqué par Henri Peña-Ruiz, avait provoqué une polémique en pleine université d’été de la France insoumise. Le philosophe définissait alors l’islamophobie comme une critique de la religion musulmane. Ce qui est juste du point de vue rhétorique. Sauf que, depuis de longues années, l’extrême droite laboure le terrain islamophobe pour s’attaquer aux musulmans eux-mêmes. Cette stigmatisation des musulmans est bien réelle. Et, derrière, la cible n’est pas réellement leur religion.
Dans « l’Humanité » du 14 novembre, Amar Bellal, professeur et membre de la direction du PCF, écrit ainsi : « Musulmans : c’est une façon commode de désigner les Arabes, les Noirs, les Turcs, sans les nommer directement, et masquer ce racisme derrière une apparence de débat sur la place des religions dans la société. » Tout en soulignant que cela « arrange aussi des associations communautaristes et identitaires comme le Comité contre l’islamophobie en France qui cherchent depuis toujours à ce qu’il y ait une place grandissante accordée à la religion dans la société ». Un point de vue qui permet de comprendre celui de ceux qui, à gauche, bien qu’antiracistes, n’ont pas voulu se joindre à la marche du 10 novembre. À y regarder de plus près, l’ampleur de la polémique semble disproportionnée, quelles que soient les convictions laïques et antiracistes de ceux qui étaient à la manifestation et de ceux qui n’y étaient pas. « Nous sommes, nous, dans cet instant, les garants de la paix publique et de la République, avait affirmé Jean-Luc Mélenchon, lors d’une conférence de presse donnée avant la marche. Quelle serait la situation où notre peuple se
diviserait sans cesse sur des bases religieuses ?» « Pour détourner les Français de l’exaspération que suscite la politique de son gouvernement, expliquait de son côté le PCF, en dénonçant la rentrée politique d’Emmanuel Macron, il a ainsi désigné “l’immigration” comme le problème actuel des “classes populaires”. » « Les classes populaires sont là », avait déclaré en guise de réponse le secrétaire général de la CGT, présent le 10 novembre. Les manifestants eux-mêmes ne se sont pas trompés de cible, acclamant le mot d’ordre « Le front commun sera toujours plus puissant que le Front national ». Quelles que soient les prises de position de certains des initiateurs de l’appel à manifester, la participation à cette marche ne répondait qu’à un objectif : dénoncer la stigmatisation de nos concitoyens musulmans en réalité teintée de racisme. Ceux qui n’ont pas voulu s’y rendre en raison des prises de position ou des combats judiciaires de certaines organisations avaient des raisons respectables de rester chez eux. Ceux qui, à gauche, s’y sont rendus n’ont pas pour autant entamé un « virage » dans leurs positions sur la laïcité. Derrière un débat parfois difficilement compréhensible pour beaucoup, reste l’urgence d’une mobilisation générale contre le racisme en train de miner la société.