L’humanisme, tabou ? par Esther Benbassa

Esther Benbassa
Sénatrice EELV de Paris,
directrice d’études à l’Ephe (Sorbonne)

Des corps de migrants découverts dans les Alpes avec la fonte des neiges, des mineurs dans les centres de rétention administrative (CRA), des campements à Calais, puis, en plein Paris ou ailleurs, des queues interminables dans les préfectures pour déposer des dossiers de régularisation… La liste est longue de ce qu’on fait endurer aux migrants souhaitant vivre dans notre pays.
Nathalie Loiseau, alors secrétaire d’État, désormais députée européenne, n’avait-elle pasparlé de « shopping d’asile » lors d’un débat au Sénat ? L’expression est courante dans l’anglais des technocrates de l’immigration. Traduite en français, elle est obscène, s’agissant d’hommes et de femmes épuisés et dénués de tout. Dans son discours de politique générale à l’Assemblée nationale, le 12 juin, Édouard Philippe a déclaré la nécessité de « lutter avec fermeté contre lesabus du droit d’asile » et appelé à une refonte de l’espace Schengen. Pour le gouvernement, l’accueil et la protection devraient être réservés à ceux qui choisissent la France pour son histoire, ses valeurs, et sa langue, et non parce que le système français est plus favorable que dans d’autres pays.
On dirait que les migrants ont le choix et n’ont que ça en tête. Notre premier ministre ne sait pas du tout ce que c’est que d’émigrer ni pourquoi on émigre. Absurde rhétorique ! En revanche, pas de propositions concrètes pour encadrer un flux migratoire somme toute modeste. Un seul objectif : donner des gages à l’extrême droite et à la droite. Or ce n’est pas en fermant les frontières qu’on arrêtera les migrants. Penser cela est méconnaître la
détermination des candidats à l’émigration. Une vraie politique d’accueil ne peut être conçue et menée qu’au niveau européen sur la base d’un pacte de solidarité. Elle devrait viser d’abord à ne pas alimenter les peurs des autochtones dans les pays qui, en raison de leur situation géographique, constituent des terres d’accueil surchargées. À chaque pays sa part de migrants, qui serait défi nie par des négociations multilatérales. Le droit d’asile, défi ni par des conventions internationales, est inaliénable. Et rien ne justifie de céder au chantage des formations d’extrême droite et de droite dure. Pourquoi ne pas opter pour plus de pragmatisme ? En ouvrant davantage de places en centres d’accueil, en dirigeant les recrues du service civil vers le volontariat dans les associations en charge de l’accompagnement
desdemandeurs d’asile, de leur intégration par l’apprentissage du français, l’acquisition d’un métier, la scolarisation… Ne faudrait-il pas aussi doter plus largement ces associations qui allègent la charge de l’État ? Inciter les entreprises à réserver un certain nombre d’emplois aux migrants, dont le dossier de demande d’asile est en cours ? Enfermer les migrants dans des CRA, dans des conditions souvent déplorables, coûte un argent qu’on
pourrait plus utilement employer.
Mais l’accueil n’est pas seulement affaire d’argent. Parler d’humanisme est devenu tabou. Ce tabou doit être levé. Les flux migratoires ne sont pas une nouveauté ; ils ont toujours jalonné l’histoire des pays et des peuples. Décourager les migrants en les faisant souffrir ne fera jamais diminuer leur nombre. En revanche, un accueil organisé et efficace tempérera les fantasmes et les peurs des populations qui les voient croupir dans la misère, dans leurs rues ou au pied de leurs immeubles. Il honorera les États qui s’en montreront capables. Le plus gros du travail est de convaincre que l’immigration, lorsqu’elle rencontre un réel effort d’intégration, peut aussi être source de progrès et d’enrichissement pour tous.