Le comité Adama bouscule l’antiracisme français

Le collectif rassemble large et fait oublier les associations qui menaient jusqu’alors le combat.

Plus de 20.000 personnes ont manifesté le 2 juin devant le tribunal de grande instance de Paris, et la foule était presque aussi nombreuse le 13 juin sur la place de la République. Le comité La vérité pour Adama a réussi à mobiliser la jeunesse parisienne et banlieusarde, quatre ans après la mort d’Adama Traoré, devenu symbole des violences policières.

«Cette foule immense était très jeune et notons-le bien plus racisée que les rendez-vous militants qu’organise en général la gauche», constatent les deux députées Clémentine Autain et Elsa Faucillon dans une tribune publiée dans le magazine Regards.

Face à ces mobilisations, le rassemblement en hommage à Georges Floyd organisé par SOS Racisme place de la République le 9 juin faisait pâle figure. Son président Dominique Sopo se justifie: «C’était un mardi, et il y a beaucoup plus de forces médiatiques du côté du comité Adama.»

Toujours est-il que les mouvements antiracistes que l’on connaissait jusqu’ici (SOS Racismela Licrala Ligue des droits de l’homme et le MRAP) semblent marquer le pas dans les cercles militants.

«Le comité se réclame du Mouvement de l’immigration et les banlieues, de la marche de 1983. S0S Racisme ne s’est jamais vraiment attaqué au racisme structurel. À la base, c’est une grosse récupération politique du PS, avec un slogan paternaliste. Nous ne sommes pas une espère rare à sauver!», avance Youcef Brakni, membre du comité Adama, en faisant référence au slogan «Touche pas à mon pote».

Trente-cinq ans après sa création, SOS Racisme suscite l’indifférence au sein du comité: «On s’en moque», lâche le militant. «Il y a manifestement une volonté d’évitement», concède Dominique Sopo. Le 13 juin, ce dernier a même préféré ne pas se rendre au rassemblent du collectif: «Il y a une forme d’hostilité qui se manifeste et je n’ai pas envie d’être personnellement un élément de tension», a-t-il expliqué.

Stigmates de la marche de 1983

Depuis la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, les associations antiracistes ont laissé un mauvais souvenir chez certain·es militant·es des quartiers populaires.

Pour Samir Hadj Belgacem, maître de conférences en sociologie à l’université Jean-Monnet de Saint-Étienne, l’histoire se répète aujourd’hui: «À plus de trente ans d’intervalle, SOS Racisme organise une marche sans consulter le comité Adama, ni se positionner dans une logique d’alliance, mais plutôt de concurrence.»

À sa création en 1985 par les socialistes Julien Dray et Harlem Désir, SOS Racisme est accusée d’invisibiliser les participant·es à la marche et de transformer une revendication politique en une posture morale.

«Depuis l’émergence de SOS Racisme, les primo-concernés ne se sentent pas du tout représentés. Les premiers militants, qui vivaient le racisme au quotidien, se sont sentis complètement floués, ils ont eu l’impression de se faire voler leur combat», souligne Rachida Brahim, chercheuse associée au Laboratoire méditerranéen de sociologie.

Jusqu’aux années 2000, l’association combat le racisme à travers son opposition au Front National. Mais les temps ont changé. De nos jours, «Marine Le Pen aussi bien que des associations dites de gauche n’hésitent pas à instrumentaliser les concepts d’universalisme républicain et de laïcité», juge le militant Youcef Brakni.

Le mouvement antiraciste s’est pour sa part divisé sur les questions d’identité. Comme le 6 novembre 2004, lorsque SOS Racisme et la Licra ont refusé de participer à une manifestation contre le racisme organisée par le MRAP et la Ligue des droits de l’homme (LDH). En cause, la présence de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), considérée comme fondamentaliste, peu claire quant à l’égalité homme-femme et trop indulgente vis-à-vis de l’antisémitisme.

L’exposition «Exhibit B», créée par l’artiste sud-africain blanc Brett Bailey en 2014, en est un autre symbole. Alors qu’un collectif d’artistes en réclamait l’interdiction, des associations antiracistes lui ont publiquement apporté leur soutien. Dominique Sopo a personnellement écarté l’idée d’une censure dans une tribune publiée sur le Huffington Post.

En 2015, le sociologue Éric Fassin a évoqué cette fracture dans l’antiracisme lors d’un colloque organisé par la LDH: «Je m’inquiétais d’une fracture raciale entre les antiracistes classiques (plutôt blancs) et les nouveaux antiracistes (plutôt racisés), avec des accusations de racisme “en miroir”.»

Convergence des luttes

Face à ces guerres intestines, les militant·es des quartiers populaires, dont le comité Adama, parviennent à rassembler, mobiliser, développer leur réseau, leurs alliances: «Les marcheurs de 1983 étaient plus naïfs, ils y croyaient. Ceux d’aujourd’hui connaissent cette histoire. Ils ont grandi et disposent de relais dans les médias. Ils savent à quoi s’attendre», indique le sociologue Samir Hadj Belgacem.

Pour Youcef Brakni, c’est la présence sur le terrain qui paie: «On se rend régulièrement dans les quartiers, au pied des bâtiments, pour discuter avec les jeunes. On a un discours clair, sans concession. Les gens reconnaissent la sincérité, les mouvements incarnés.»

«Si le comité Adama rencontre un écho, c’est parce que ses actions sont en prise avec le terrain, au plus près de l’expérience de beaucoup de gens dans les quartiers populaires, confirme Éric Fassin. C’est une différence avec certaines formes d’antiracisme traditionnel, davantage tournées vers les cercles du pouvoir.»

En témoigne le refus du comité Adama de rencontrer la ministre de la Justice Nicole Belloubet: «La famille d’Adama Traoré rappelle qu’elle attend des avancées judiciaires, et non des invitations à la discussion qui n’auraient aucune finalité procédurale», précisait son communiqué.

«Si le comité Adama rencontre un écho, c’est parce que ses actions sont en prise avec le terrain.»

Éric Fassin, sociologue

Au-delà de l’incarnation, le comité Adama récolte les fruits de ses alliances, notamment avec les «gilets jaunes». Samedi 13 juin, plusieurs militantes féministes et afroféministes comme Aïssa Maïga, Rokhaya Diallo ou Adèle Haenel étaient aussi présentes. On a même vu des drapeaux du Parti communiste et du mouvement écologiste radical Extinction Rebellion.

Selon Éric Fassin, «quelque chose s’est cristallisé au moment où l’on a pris conscience que les violences policières sortaient des banlieues pour frapper des militants écologistes, des syndicalistes, des étudiants, des “gilets jaunes”. J’appelle ça la “convergence des coups”: c’est une expérience partagée de la violence policière».

La gauche à tâtons

Les mouvements de gauche peinent encore à aborder ces mouvements. Ces dernières années, plusieurs élu·es, à l’image des députés La France insoumise Éric Coquerel et Clémentine Autain ou de la sénatrice verte Esther Benbassa, ont soutenu le collectif et participé aux manifestations.

Le 13 juin, Jean-Luc Mélenchon, député et président du groupe LFI à l’Assemblée nationale, était également présent, marquant une nouvelle étape.

Le Parti socialiste, lui, a refusé de soutenir la marche, relève Médiapart, symbolisant la fracture au sujet de la question antiraciste. «Il faut que les organisations politiques se remettent en question, et la gauche au-delà de SOS Racisme. C’est une erreur stratégique pour la gauche d’ignorer ce mouvement», réagit Samir Hadj Belgacem.

«Les partis de gauche ne peuvent pas se permettre de passer à côté, acquiesce Éric Fassin. Rester en dehors du mouvement, c’est risquer de se griller durablement vis-à-vis de la jeunesse et des quartiers populaires. Quand on est de gauche, on doit porter un regard a priori bienveillant sur un mouvement issu des quartiers populaires qui réclame la justice et l’égalité: quoi de plus universaliste?»

Au lendemain du rassemblement, Emmanuel Macron a dénoncé le combat antiraciste «lorsqu’il se transforme en communautarisme, en réécriture haineuse ou fausse du passé». La président a aussi réaffirmé son soutien aux forces de l’ordre, malgré la mobilisation massive de la veille: «Ils méritent le soutien de la puissance publique et la reconnaissance de la Nation.»

Confrontées à cette fin de non-recevoir, les associations antiracistes pourraient être tentées de se remettre en cause. De son côté, le comité Adama ne reviendra pas sur ses revendications.