La lutte contre le coronavirus rendra-t-elle enfin visibles les oubliés de notre société? (Tribune)

Le covid-19 nous ramène au cœur d’une réalité tragique qui est l’envers de ce miroir où les promesses du libéralisme pouvaient encore éblouir les premiers de cordée.

Les lois de portée générale n’ont pas vocation à prendre en considération celles et ceux qui ne représentent pas une plus-value électorale. Le projet de loi d’urgence sanitaire destiné à permettre au pays de faire face à l’épidémie de covid-19, que nous avons voté dimanche, ne déroge pas à la règle. Il s’agit d’un texte imparfait, certainement utile sur certains points, mais qui impose à la représentation nationale comme au citoyen la plus grande vigilance.

À côté des mesures proprement sanitaires, ce sont les dispositions relatives à l’organisation du second tour des municipales qui semblent avoir obnubilé beaucoup de parlementaires. Tout cela au nom de la démocratie, bien sûr, mais sans aucun doute aussi pour verrouiller le processus. Les politiciens ont décidément l’art de se croire hors d’atteinte, même du coronavirus… Ce texte déroge aussi largement au droit du travail, même si quelques mesures protectrices n’en sont bien sûr pas absentes.

Inégalités sociales redoublées

Reste que des catégories entières de population échappent complètement à son champ d’action. Il les transforme en “hors-la-loi” au sens où il les invisibilise. Même si les migrants apparaissent à l’article 10, qui évoque la prolongation de leurs visas, titres de séjour et autres récépissés. Simplement parce que les frontières sont fermées et qu’il n’y a de toute façon pas moyen de les expulser…

Si ces catégories finissaient par devenir des vecteurs de transmission du covid-19, on s’intéresserait sûrement plus à elles. Certains iraient même probablement jusqu’à les accuser d’être responsables de la pandémie. Cette dernière semble pour le moment avoir tracé une ligne quasi infranchissable entre nous et elles: sans-abri, exilés vivant dans la rue, retenus dans les centres de rétention, Roms, personnes incarcérées, sans compter les femmes violentées et les enfants maltraités, dont la situation s’aggrave à cause du confinement, habitants des quartiers défavorisés enfermés en grand nombre dans des logements inconfortables et exigus, personnes prostituées, etc.

Dans ce contexte, nos inégalités sociales deviennent encore plus flagrantes. Même si ici et là quelques mains se tendent vers eux, ces oubliés sont, par leur statut et par leur mode de vie, spécialement fragiles, et donc susceptibles d’être infectés, mais aussi de contaminer les autres. Y compris, si la pandémie s’aggrave, ces couches plus favorisées qui ont les moyens et la possibilité, en principe, de se prémunir quelque peu.

Femmes battues

S’agissant des femmes victimes de violences conjugales, il est clair que plus le confinement durera, plus les tensions dans le couple seront exacerbées, plus ces violences augmenteront. Les policiers mobilisés par la crise sanitaire auront-ils le temps de traiter leur dépôt de plainte et de les mettre à l’abri? Comment mettront-ils en garde à vue ou en détention les conjoints violents lorsqu’on sait que la promiscuité dans ces lieux favorise la propagation du virus? L’Espagne, elle, ne s’est pas contentée de petits moyens pour aider ces femmes, elle a déclenché un plan d’urgence pour les protéger et prévenir l’augmentation des violences susceptibles de résulter du confinement. Voilà ce qu’il faudrait faire dans notre pays.

Détenus et retenus

On ne peut pas non plus faire l’économie d’une réflexion urgente sur nos prisons qui, début janvier, abritaient 70.651 détenus, avec une surpopulation à hauteur de 116%. Cette promiscuité, existant déjà en temps normal, devient plus alarmante encore en ces temps d’épidémie.

Les problèmes sanitaires en milieu carcéral étaient déjà assez graves avant la pandémie, ils peuvent devenir maintenant source de létalité. À cela s’ajoutent l’accès restreint aux douches, les contrôles par palpation effectués par les surveillants pénitentiaires, qui empêchent la mise en place des gestes barrière. Le gel hydroalcoolique est interdit en milieu carcéral comme tous les autres produits contenant de l’alcool. La suspension totale de la visite des proches décidée le 17 mars est perçue comme une double peine et crée des tensions. Le manque de masques en est une des raisons. Les mutineries ont commencé, comme en Italie. Le sous-investissement en matière sanitaire dans les prisons, depuis des décennies, saute plus que jamais aux yeux en ce moment. Et il met également en danger le personnel pénitentiaire. Il ne suffit pas d’envoyer des équipes régionales d’intervention et de sécurité spécialisées dans les mutineries pour les réprimer. Il serait plus opportun de désengorger les prisons en libérant des prisonniers condamnés à des peines courtes susceptibles d’être remplacées par des peines alternatives, ainsi que ceux qui arrivent en fin de peine, les détenus de plus de 70 ans, ou ceux faisant partie de populations à risques.

Notre ministre de la Justice souhaite libérer 5000 détenus. L’Observatoire international des prisons (OIP) juge qu’il faudrait en sortir au moins 12.000 pour atteindre l’encellulement individuel. Il faut agir en urgence avant que nos prisons ne se transforment en foyers de contamination. Il conviendrait d’y assurer dans les plus brefs délais de meilleures conditions d’hygiène, un meilleur accès aux douches, un nettoyage plus fréquent des espaces de vie et des espaces communs, un contrôle sanitaire strict, notamment sur la nourriture. La surpopulation carcérale est un réel terreau pour la maladie.

Il en est de même pour les centres de rétention administrative (CRA) où l’on envoie des migrants en principe expulsables. Les déplacements et par conséquent les liaisons aériennes étant suspendues, les expulsions ne sont pas pratiquables. Le maintien des CRA crée donc une situation d’enfermement abusive. Les associations appellent à raison à la libération immédiate de toutes les personnes retenues.

Migrants, sans-abri, personnes prostituées

“Restez chez vous!” Oui. Mais où “resteront” les migrants qui s’entassent dans les rues, dans des conditions d’hygiène, de promiscuité et de dénuement intolérables? Contactée par des associations, la Préfecture de Paris a répondu qu’elle avait “d’abord d’autres urgences à gérer que les étrangers”. Un regroupement de migrants d’Aubervilliers a certes été démantelé le 24 mars. 711 adultes ont été pris en charge et mis à l’abri dans deux gymnases à Paris. Ce n’est pas le cas à Calais où 800 exilés dorment dans la rue.

Les sans-abri vivent eux aussi dans l’isolement et la précarité de la rue avec des maladies chroniques, qui les rendent réceptifs aux formes sévères du covid-19. 1200 places d’hôtel auraient été mobilisées avec l’aide des groupes hôteliers pour les personnes en demande d’hébergement. Un certain nombre de SDF n’en ont pas moins été verbalisés en raison de leur présence dans les rues.

Si les distributions de nourriture venaient à être suspendues, les migrants et sans-abri se trouveraient encore plus esseulés et affamés que jamais.

Et que vont faire les personnes prostituées dans cette situation de confinement, certaines se trouvant dans l’impossibilité de payer leur loyer ou leur chambre d’hôtel? Ce sont pas elles qui toucheront le chômage partiel.

Le covid-19 nous ramène au cœur d’une réalité tragique qui est l’envers de ce miroir où les promesses du libéralisme pouvaient encore éblouir les premiers de cordée. Maintenant, face à la maladie et au danger de mort massif, tout semble pour un moment s’écrouler. Sommes-nous simplement  ramenés à notre commune condition humaine, riches et pauvres ensemble? Un soupçon d’égalité pointerait-il à l’horizon? Il s’agit plutôt d’un mirage. Le retour à la “normalité” qui suivra cette période très difficile sera-t-il accompagnée d’une prise de conscience de la nécessité d’une société moins libérale et plus inclusive? On peut en douter. Il est à craindre, hélas, que les invisibles le restent encore longtemps