Intervention d’Esther Benbassa au cours de la discussion générale de la PPL anticasseurs

Monsieur le Président,

Monsieur le Ministre,

Madame la rapporteure,

Mes chers collègues,

Il y a quelques mois, le Président Macron arguait que « la démocratie ce n’est pas la rue ». Au contraire, c’est aussi cela la démocratie.

En quoi cette proposition de loi répond-elle aux violences commises par certains individus dans les manifestations ? Les casseurs qu’elle prétend viser ne sont pas inquiétés outre mesure, ces derniers temps, me semble-t-il. Alors même que les forces de l’ordre ont les moyens de les arrêter en amont, avant qu’ils ne perpètrent leurs actes de violence et leurs dégradations.

Epuisée par des mois de conflits sociaux, notre société est aujourd’hui scindée, morcelée. Par son refus de répondre aux revendications de nombre de Françaises et Français, l’exécutif a brisé la paix sociale. Là est le problème que vous ne voulez pas voir.

Quelle ironie que ce texte du sénateur Retailleau, pour lequel le gouvernement avait demandé un avis de sagesse au Sénat, se soit tout à coup transformé, à son arrivée à l’Assemblée, à la faveur du mouvement des gilets jaunes, en un texte essentiel pour vous, M. le Ministre !

Main dans la main, droite sénatoriale et majorité présidentielle à l’Assemblée vont adopter un texte conforme, faisant ainsi fi des grandes institutions internationales qui ont récemment dénoncé l’escalade des violences anti-manifestants dans notre pays.

Les articles 2 et 4 sont particulièrement préoccupants et ne respectent pas les obligations internationales de la France en matière de droits humains.

L’article 2 instaure la possibilité pour les préfets de prononcer des interdictions de manifester à des personnes, sans aucun contrôle de l’autorité judiciaire, avec une possible obligation de pointage et d’interdiction de se rendre à certains endroits. Dès lors, c’est à l’autorité préfectorale de justifier quelles « personnes constitueraient des menaces à l’ordre public ». Permettez-moi de douter du caractère objectif des éléments risquant de motiver la décision du Préfet. Quels seront réellement les critères utilisés pour cibler tel individu et quels seront les signes distinctifs qui viendront fonder les suspicions de l’administration ? J’ai bien peur que des éléments simplistes tels que l’appartenance ethnique ou politique ne soient retenus et ouvrent pleinement la voie à l’arbitraire.

L’article 4 instaure ensuite l’interdiction de se voiler le visage lors des rassemblements, sur la base de présomptions de troubles à l’ordre public. Doit-on ici rappeler que les gaz lacrymogènes se répandent dans l’air et ne touchent pas seulement leurs cibles désignées ? Doit-on condamner les passants et manifestants non-violents qui auraient eu l’audace de se protéger les voies respiratoires par un masque ou un tissu, afin de pas inhaler de substances toxiques ?

On le sait, l’exécutif considère que les manifestants sont a priori – pour reprendre les termes du Président – « complices du pire ».

Se donnant en apparence pour ambition de lutter contre la présence des casseurs dans les cortèges, cette PPL cible finalement plutôt des personnes non-violentes, à l’instar de ces nombreux Gilets Jaunes blessés et mutilés, mais aussi de notre collègue Député FI Loïc Prud’homme, récemment victime de cette surenchère répressive.

La vérité est que notre arsenal juridique est déjà suffisamment répressif et que ce texte ne viendra en rien l’améliorer. Ce sont nos méthodes qu’il faudrait adapter aux réalités du terrain.

Et ne jamais oublier que des textes de ce genre pourront être utilisés plus tard par des exécutifs totalement antidémocratiques et se transformer en simple interdiction de manifester.

En préférant vous en remettre aux décisions administratives plutôt qu’aux instances judiciaires, c’est l’Etat de droit que vous mettez en péril. En décrétant des interdictions de manifester sur la base de « présomptions » particulièrement floues, c’est l’égalité des citoyens devant la Loi que vous bafouez. Par l’instauration de responsabilité pénale et civile collective pour la dégradation de biens publics, c’est le principe d’individualité des peines qui est mis à mal.

Souvenons-nous que nos acquis sociaux et nos libertés fondamentales sont nées dans la rue. Et c’est dans la rue qu’ils continueront à être défendus ! Au nom de l’article 10 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 qui garantit symboliquement le droit de manifester et au nom de la défense de l’Etat de droit, le groupe CRCE s’opposera donc résolument et en toute conscience à l’adoption de cette PPL.

Je vous remercie.