Mardi 18 février dans l’hémicycle, Esther Benbassa participait au débat sur la doctrine de maintien de l’ordre.
#Débat sur la doctrine de maintien de l’ordre demandé par les @senateursCRCE.Derrière les #ViolencesPolicières, il y a des vies : celles de #manifestants, de #journalistes, de passants, #victimes collatérales d’une doctrine ayant échoué à réunir les conditions de la #PaixSociale. https://t.co/09M2gsMGtS
— Esther Benbassa ? (@EstherBenbassa) February 18, 2020
Monsieur le Président,
Monsieur le Ministre,
Mes cherEs collègues,
860 signalements réalisés auprès de l’IGPN pour violences de la part d’agents dépositaires de l’autorité publique. 2 décès. Plus de 1700 blessés, parmi lesquels une cinquantaine de lycéens et mineurs, ainsi que 115 journalistes. 315 blessures à la tête. 24 éborgnés. 5 mains arrachées… Des militants pratiquant la désobéissance civile arrosés de gaz lacrymogènes à moins d’un mètre de distance comme s’ils étaient des insectes nuisibles. La semaine dernière encore, un jeune Marseillais de 18 ans trouvait la mort à la suite de coups infligés par des policiers de la BAC. Et tout cela pour maintenir l’ordre et pour le bien de nos concitoyens.
Qui donne les ordres ? Les policiers et gendarmes sont-ils les seuls responsables de ce que tant d’observateurs dénoncent ?
Les Gilets Jaunes comme les participants aux mouvements sociaux de ces dernières années ont beaucoup d’histoires de violences à raconter, violences que par ailleurs des instances internationales dénoncent régulièrement. Le pire est qu’elles restent dans la majorité des cas impunies parce que leurs auteurs sont difficiles à identifier.
La doctrine de maintien de l’ordre d’un Etat reflète en même temps son projet de société. Celui-ci, le vôtre, Monsieur le Ministre, est autoritaire. Oui, autoritaire.
En Europe, nous sommes le seul Etat, avec la Grèce et la Pologne, à utiliser encore des lanceurs de balle à l’encontre des manifestants, lorsque ceux-ci, à l’origine, devaient être utilisés dans des contextes de guérilla urbaine.
Pourtant, nos voisins eux aussi font face à des violences citoyennes, notamment en Allemagne en raison de l’infiltration de néo-nazis dans les cortèges, en Grande-Bretagne aussi, où les mouvements de skinheads prolifèrent, sans compter les black blocs un peu partout.
En Allemagne, la doctrine de la « désescalade » est dispensée afin d’éviter des violences inutiles. Ainsi les forces de l’ordre agissent-elles en amont, afin de prévenir toute atteinte à l’ordre public.
Chez nous, dans une situation analogue, nos forces de l’ordre préfèrent laisser les black blocs et autres minorités violentes agir dans les cortèges et n’interviennent qu’une fois que les méfaits sont commis. S’ensuit alors une répression généralisée sans la moindre distinction entre manifestants pacifiques et légitimes, et casseurs ayant commis des actes répréhensibles.
Comment cette doctrine s’est-elle installée ? Les forces de l’ordre ne l’appliquent pas sans en avoir reçu des consignes de leur hiérarchie.
En termes d’arsenal, alors que nous utilisons des armes susceptibles de blesser nos concitoyens, les Allemands se limitent à des dispositifs permettant de garder les foules à distance. Tandis que depuis bien longtemps, nos forces de l’ordre privilégient le corps à corps et le nassage des cortèges, créant de fait une promiscuité oppressante susceptible d’engendrer l’escalade de la brutalité entre manifestants et policiers.
Derrière les chiffres impersonnels des violences policières, il y a pourtant des individualités, des vies. Celles de manifestants, venus battre le pavé pour leurs convictions. Celles de journalistes, venus couvrir les cortèges afin d’informer nos concitoyennes et concitoyens. Celles même de passants, blessés pour avoir été présents au mauvais endroit, au mauvais moment. Nombre d’entre eux ne sont que d’innocentes victimes collatérales d’une doctrine de maintien de l’ordre ayant échoué à réunir au moins les conditions d’une relative paix sociale.
Prenons aussi en considération le fait que, pour ces raisons, le désamour de la population à l’endroit des forces de l’ordre va crescendo, ce qui risque de mettre leur autorité à mal et de produire davantage de violence.
Il est grand temps de nous réinventer. De bannir les armes sublétales de nos arsenaux de maintien de l’ordre, comme a pu le demander le Groupe CRCE l’an passé. D’enseigner les stratégies de désescalade à nos policiers et gendarmes. De renouer un dialogue constructif, entre manifestants et force de l’ordre, sur le modèle de ce que font les « Peace Units » en Hollande ou les « officiers de dialogue » en Suède. Pour y arriver, il est surtout indispensable que l’Etat, le Ministère de l’Intérieur et les préfets fassent évoluer leur doctrine du maintien de l’ordre en renonçant au tout répression.
Vous le devez à tous ces blessés, touchés dans leur corps. Nous le devons à Malik Oussekine, à Rémi Fraisse, à Steve Maia Caniço. A toutes ces victimes que nous déplorons depuis des décennies. Il est urgent de tirer les leçons de ces drames.
Je vous remercie.