Ces gilets jaunes et pacifiques m’ont raconté leur colère noire

Ils m’ont dit les sacrifices pour agir au sein des gilets jaunes. Ils se sentent juste bons à payer taxes et impôts, et à voter. Ils ne veulent plus voter.

"Tout au long du trajet, les gilets jaunes que je côtoyais m'ont parlé de cette "tête du roi" qu'ils voulaient. Comment Macron en était-il arrivé là?"

« Tout au long du trajet, les gilets jaunes que je côtoyais m’ont parlé de cette « tête du roi » qu’ils voulaient. Comment Macron en était-il arrivé là? »

Samedi, vers 13h, j’ai rejoint le « Comité Adama » (du nom du jeune Adama Traoré mort à la gendarmerie de Persan en juillet 2016), devant la Gare Saint-Lazare pour défiler avec les gilets jaunes. J’avais tellement entendu parler des extrémistes de droite qui s’étaient introduits dans les rangs de ces derniers que j’avais un moment hésité, comme politique, à manifester avec eux. Le gouvernement avait assez martelé la chose, complaisamment reprise par les médias. Faisant fi de ce qui était en partie une intox, j’ai finalement préféré rejoindre les gilets jaunes en m’agrégeant à un groupe venu de nos quartiers populaires, qui partagent en fait avec eux plus d’une revendication.

À Saint-Lazare

À Saint-Lazare, des étudiants, des militants de gauche habitués de ce genre d’événements, des jeunes en difficulté, des cheminots, des infirmières, des intellectuels précaires, des employés et bien d’autres, issus de milieux modestes très variés, composaient une foule joyeuse et tranquille. Certes, il n’y avait pas encore là des gilets jaunes arrivés des régions, lesquels avaient plutôt rejoint le cortège des Champs-Élysées. Lorsque notre troupe, déjà nombreuse, prit la direction de l’Opéra, passant devant les grands magasins, l’humeur ne changea pas. Aucune violence. On marchait, on parlait, on échangeait. Il y avait une fanfare. Quelques slogans. Rien d’autre.

Il n’y a pas de révolte sans dégâts.

Le jeudi précédent, j’avais essayé de rassembler quelques gilets jaunes au Sénat, pour entendre leurs doléances, engager le dialogue, en compagnie d’autres collègues de gauche. Ils avaient refusé de venir pour ne pas se faire récupérer, ce que je peux comprendre. C’est donc moi qui suis allée à leur rencontre.

Certes, les partis se montraient toujours réticents à les rejoindre ou à s’exprimer clairement à leur sujet. Nous n’avions pas su comprendre rapidement ce qui se passait. Nous n’étions pas encore en mesure de saisir l’importance de cette colère, et même de cette rage, qui venait d’ailleurs que des élites politiques ou intellectuelles ou du mainstream syndical. Ce n’était pas un petit sursaut de grogne mais un vrai mouvement populaire. L’expression d’un ras-le-bol généralisé, enfoui, qui ressortait avec l’augmentation des taxes sur les carburants, la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase.

Tout au long du trajet, les gilets jaunes que je côtoyais m’ont parlé de cette « tête du roi » qu’ils voulaient. Celle de Macron. Le ton était dur, rageur, entier. On ne parlait pas du président de la République mais du roi. Certains avaient fabriqué des guillotines en carton pour illustrer leur revendication avec toute la clarté nécessaire. Pourquoi, comment Macron en était-il arrivé là? Comment avait-il pu attiser une telle haine contre lui en si peu de temps? Ce n’était pas si compliqué à comprendre. Il était juste devenu le porte-parole des riches méprisant le peuple, lui parlant de haut, sans empathie, ni bienveillance, il n’était plus le président élu par le peuple, mais un roi que le peuple voulait « décapiter ».

Macron est devenu le porte-parole des riches méprisant le peuple, lui parlant de haut, sans empathie, ni bienveillance, il n’était plus le président élu par le peuple, mais un roi que le peuple voulait « décapiter ».

Un petit air de révolution trottait dans les têtes. Les gilets jaunes que j’approchais me racontaient leur mal-vivre, leurs fins de mois difficiles, le SMIC qui ne leur permettait pas de vivre correctement avec une famille. Puis ils évoquaient les sacrifices consentis pour agir au sein du mouvement, intervenir sur les ronds-points, bloquer la circulation. Ils n’ignoraient pas la colère de certains. Ces automobilistes énervés, ces personnes qui devaient rejoindre leur lieu de travail, ces magasins qui ne recevaient pas leurs marchandises, ces camions à l’arrêt… Il n’y a pas de révolte sans dégâts.

Une vie décente, est-ce donc une revendication exorbitante?

Comment ne pas entendre ces jeunes évoquant avec beaucoup de respect les sacrifices de leurs parents pour payer leurs études? Ces retraités se plaignant de la CSG? Cette infirmière venue avec ses enfants dénonçant d’une même voix leurs conditions de vie tout en reconnaissant ne pas vouloir polluer la planète, mais seulement vivre décemment?

Personne ne se plaignait de payer des impôts. Juste de ce que ces impôts ne leur garantissaient pas des services publics dignes de ce nom dans leurs communes. On évoquait cette impossibilité de circuler sans voiture même lorsqu’on habitait dans les lointaines banlieues autour de Paris. Ras-la-casquette de trop de taxes, humiliation de la part de Macron qui leur parle avec mépris, pas de projets d’avenir, des riches qui deviennent encore plus riches et des pauvres encore plus pauvres. On ne voulait plus de lui, certes, mais ceux que j’ai rencontrés ne voulaient pas casser, détruire ou brûler. Une vie décente, est-ce donc une revendication exorbitante?

Pourquoi les médias n’ont-ils pas parlé de cette manifestation pacifique? Elle n’était probablement pas assez agitée pour attirer leur attention. On ne pouvait en extraire aucune image spectaculaire capable d’effrayer les chaumières. Oui il y a eu des casseurs ailleurs, oui il y a eu des dégradations inadmissibles. Est-ce une raison pour réduire tout le mouvement à cette violence?

« Fallait bien que ça pète! »

Entrée dans un bistrot pour m’abriter de la pluie, j’ai rencontré un groupe venu de Brest en bus. Une enseignante en BTS, ancienne macroniste déçue, avait avancé les frais de la location. Avec son mari, elle gagne 4000 euros par mois, paye les études de ses aînés vivant hors du foyer, il ne leur reste que 2000 euros pour vivre à trois et s’acquitter des traites. L’amie qui l’accompagnait a six enfants et touche un salaire de 1100 euros, elle vit seule, mais préfère gagner ses 1100 euros par son travail plutôt que de vivre d’aides sociales qui lui rapporteraient davantage. LIDL est le seul endroit où ces deux femmes peuvent faire leurs courses. Elles ne « sortent » jamais.

« Brun, rouge ou vert », la couleur de leurs compagnons de route leur importe peu. Ils nous mettent face à nos échecs, nous, politiciens soi-disant de gauche.

Toutes deux demandent du respect et de l’écoute de la part du gouvernement. « Brun, rouge ou vert », la couleur de leurs compagnons de route leur importe peu. Elles n’en ont que faire. Elles nous mettent face à nos échecs, nous, politiciens soi-disant de gauche. Qu’avons-nous fait pour améliorer leur quotidien? Elles se sentent juste bonnes à payer des taxes et des impôts, et à voter. Elles ne veulent plus voter.

Macron voulait se débarrasser des partis, voilà que c’est fait. Mais de la plus dangereuse manière qui soit. Même l’identité politique a disparu devant cette précarité qui est la leur. La seule identité qui a résisté à la déferlante macronienne, c’est la rage, il faudra que Macron l’affronte, et surtout pas avec ses manières de bon élève arrogant et infatué de sa personne. Le peuple lui en veut. 80% des Français soutiennent les gilets jaunes.

À la fin de la soirée, le garçon qui nous avait servi est venu discrètement nous dire: « Fallait bien que ça pète! » Et s’il avait raison?

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