Tribune d’Esther Benbassa – « Nous, les femmes » (« HuffPost », 6 novembre 2017)

Vu du Sénat #81: Nous, les femmes

La parole pensante et débattante est l’apanage des hommes. Nous ne serions pas, semble-t-il, aussi expertes qu’eux.

Nous, les femmes, voulons notre temps de parole.

Depuis l’affaire Weinstein, nous, les femmes, libérons notre parole pour dénoncer les harcèlements, les agressions et les viols que nous avons subis dans notre vie familiale du fait de nos proches, dans notre parcours professionnel du fait de nos collègues ou de nos supérieurs, et jusque dans la rue. Les réseaux sociaux ont largement contribué à cette libération.

Parler

Des milliers d’entre nous, passant par les hashtags #balancetonporc ou #metoo, ont révélé ce qu’elles gardaient pour elles par gêne, par honte, par peur, ou par l’effet d’une culpabilité inversée. Certaines, encore peu nombreuses, ont déposé plainte, donnant le nom de leurs agresseurs.

Espérons qu’il ne s’agit pas là seulement d’un élan circonstanciel, appelé à retomber, avant un retour à la case départ. Nous avons besoin de cette libération. Elle est peut-être plus nécessaire que l’allongement des délais de prescription que nombre d’entre nous réclament, quand peu de plaintes aboutissent hélas à la condamnation effective des responsables. Nous savons en effet que plus le temps est long entre l’agression et la procédure, moins les plaignantes ont des chances de faire reconnaître le tort qui leur a été fait. Une grande frustration s’ajoutant alors au préjudice initial.

Si nous ne nous emparons pas de la parole dans la durée, nous n’avancerons pas. Certes, le traumatisme engendré par la violence sexuelle tarde souvent à émerger. Mais la parole n’en est pas moins le seul outil à notre disposition pour nous en sortir et pour protéger celles qui, demain, risquent à leur tour d’être victimes de ces violences. Parler, c’est commencer à agir.

Agir

Education dès le plus jeune âge pour détecter l’agresseur, lui tenir tête, parler à ses proches de l’agression subie; formation des policiers, des gendarmes, des magistrats, des médecins, des enseignants sur ces problèmes trop souvent banalisés ou minorés, une formation visant à aiguiser leur écoute, sans jugement préalable; création de cellules d’écoute dans les entreprises, les institutions, les partis, les associations, au Parlement, dans les cabinets ministériels, etc., tout cela se révèle indispensable compte tenu de l’ampleur du fléau, que la parole libérée a révélée.

Les communes, elles non plus, ne peuvent plus se dispenser de prendre leur part dans ce travail, les mairies doivent mettre en place des spots où des personnes averties accueilleront les femmes concernées et les aideront à porter plainte. Pour tout cela, il faudra des fonds, une action continue des pouvoirs publics, y compris de grandes campagnes d’information, et le gouvernement ne pourra plus se contenter des bonnes paroles et d’un « secrétariat d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes » réduit à la portion congrue.

Tout ne changera pas du jour au lendemain. Ce mal a une histoire, qui remonte à loin, il ne disparaîtra pas dans le court terme. Dans ce combat, la libération de la parole n’est qu’une étape.

Si la femme continue d’être exhibée comme un argument de vente pour écouler vêtements, bijoux, voitures ou produits de luxe, elle ne cessera pas d’être perçue elle-même comme un objet de consommation et comme un objet sexuel. Sans oublier la pornographie, bien sûr, et ses effets délétères. Si nous ne nous attaquons pas à ces marqueurs qui façonnent les mentalités de beaucoup d’hommes, la libération de la parole des femmes – qui n’a pas le droit à l’erreur dans la désignation de leurs agresseurs si elle veut garder quelque poids –, cette libération, dis-je, n’ira pas loin. Elle restera vaine.

Les femmes ne sont pas (seulement) des victimes

Il ne faudrait pas non plus que nous, les femmes, nous nous érigions seulement en victimes. Des victimes à plaindre. Voilà qui pourrait arranger tous ceux qui continuent à nous tenir pour des êtres fragiles, à qui il suffirait de prodiguer un peu de compassion pour se faire pardonner. Il faut aller plus loin, exiger plus.

Nous voulons simplement occuper la place qui nous revient. La parité, oui. Mais la parité dans les faits. La prise en compte de nos acquis, de nos ambitions, de notre savoir-faire, de notre savoir-dire, avec des postes et des salaires égaux à ceux des hommes à même niveau de compétence. Cette parité-là a de toute évidence besoin d’un coup de pouce. Sur le papier, c’est facile, sur le terrain social, c’est autre chose.

Encore aujourd’hui, la parole des femmes peine à se faire entendre y compris par exemple au Parlement, dans les commissions, en séance. Cette parole, il faut souvent l’arracher. Celles qui veulent parler, et elles ne sont pas nombreuses, sont obligées de jouer des coudes. Dès que nous ouvrons la bouche, jusque dans l’hémicycle, les hommes se mettent à bavarder, à chahuter comme dans une cour de récréation, ils nous coupent la parole, raillent notre tenue, lancent des remarques déplacées, ou simplement ne nous écoutent pas, et je dirai même, ne nous entendent pas. Et si nous élevons la voix, nous sommes bien sûr jugées agressives. Dans les institutions, dans les partis, dans l’entreprise, à l’Université, ce n’est guère mieux.

Là où il y a de la parole, il y a du pouvoir, et les hommes dominent « naturellement ». Ce sont toujours les mêmes qui font de longs discours pour dire souvent si peu. Il n’y a pas de place, pas de temps pour la parole des femmes. Cette même parole qui longtemps s’est tue face au harcèlement, à l’agression sexuelle ou au viol. Oui, la parole, c’est le pouvoir. Et les femmes n’ont pas à la prendre seulement pour dénoncer. Notre parole ne doit en aucun cas être réduite à une parole de victimes.

L' »inclusion » ne se décrète pas, elle s’arrache

À la télévision, les femmes sont nombreuses pour présenter les informations. Mais regardez plutôt les débats. Elles y sont si rares. La parole pensante et débattante est l’apanage des hommes. Nous ne serions pas, semble-t-il, aussi expertes qu’eux. Seraient-elles donc si rares, les femmes à avoir fait de longues études? Le retour sans fin sur les plateaux des mêmes hâbleurs masculins n’aide pas les femmes à figurer en nombre au haut des répertoires téléphoniques des puissances invitantes. À la radio, ce n’est guère différent. Parler de choses sérieuses reste une affaire d’hommes. Lorsqu’une femme est conviée à participer au débat, il lui faut déployer bien des efforts pour ne pas être coupée par les hommes. Et même lorsque c’est une femme qui anime les échanges, par automatisme, elle laissera souvent les hommes – eux d’abord – parler tout leur soûl.

Bref, nous voulons notre temps de parole. Et plus que cela. Aucune orthographe inclusive, aucune féminisation des noms de métiers n’y suffiront. De telles initiatives peuvent rappeler aux oublieux qu’il y a 50% de femmes au monde et qu’elles méritent un autre traitement que celui qu’on leur réserve. Mais ces mesures, à elles seules, ne suffiront pas à faire reconnaître les femmes pour ce qu’elles sont: des êtres libres et autonomes. La fêlure est bien plus importante. Et nous avons à la réparer ensemble, femmes et hommes. Ce n’est ni la censure au nom du féminisme, ni les petits bricolages autour des droits des femmes, ni un statut de victime dans lequel nous nous draperions, qui libéreront les hommes de leurs préjugés et nous épargneront leurs dérives.

S’il y a un temps pour révéler et pour soigner les plaies, ce temps ne saurait faire oublier que nous sommes encore loin de notre but, qui est d’assumer pleinement, sans complexes, avec toute l’énergie dont nous sommes capables, et sans que cela enlève rien à notre féminité intrinsèque, notre rôle de sujets pensants et agissants.

Personne ne nous fera ce cadeau, sinon nous-mêmes.

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