Tribune d’Esther Benbassa – « Ce que j’ai vu quand je me suis rendue dans l’enfer des camps de réfugiés à Calais » (« Huffington Post », 29 juin 2017)

Esther Benbassa Sénatrice EELV du Val-de-Marne, Directrice d’études à l’EPHE (Sorbonne)

 

« Lundi 26 juin, je me suis rendue à Calais avec mes collaborateurs et des militants EELV parisiens et locaux.

Le Vice-Président de l’association L’Auberge des migrants, François Guennoc, nous a accueillis à la gare pour nous emmener dans un terrain vague où des réfugiés, des Soudanais, des Erythréens, des Afghans aux visages brûlés par le soleil, fatigués, certains portant les stigmates du harcèlement que leur infligent les policiers, se réunissent pour le repas. Ils disparaîtront ensuite et continueront à marcher sur les bords de la route. Le jour de notre venue, la police s’était faite discrète.

Le vendredi précédent, le ministre de l’Intérieur avait lui aussi fait le voyage – ne « visitant » ce terrain vague qu’à travers la fenêtre de sa voiture. Les propos qu’il a tenus sur les associations, leur demandant de bien vouloir déployer leur savoir-faire ailleurs, et ses considérations sur la question des réfugiés les a profondément blessées. Heureusement, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, lui, s’était auparavant indigné des conditions intolérables dans lesquelles ces migrants vivent là, traqués par les forces de l’ordre.

Ils sont à peu près 500 ou 600, il y a quasiment autant de policiers sur place. Et ce qu’on observe d’abord, à part la détresse et l’épuisement des réfugiés, c’est la cruauté qui guide les pouvoirs publics dans la gestion de cette crise humanitaire.

Calais, La Chapelle, même détresse

La semaine précédente, je m’étais rendue pour la Journée internationale des Réfugiés, avec les conseillers EELV de Paris, à La Chapelle, où des dizaines et des dizaines de réfugiés tentent d’accéder au Centre d’accueil, qui par manque de place, ne peut pas recevoir ces hommes qui cherchent un abri et un acheminement en CAO (Centre d’Accueil et d’Orientation), puis une solution à leur situation. Ils vivent à l’entrée de l’autoroute qui jouxte, entourés d’un amoncellement de détritus, pendant ces jours de canicule.

Aussi bien à Calais qu’à la Chapelle, la plupart des réfugiés sont dublinés, du nom de la procédure de Dublin, à savoir enregistrés à leur arrivée dans un autre pays européen, ce qui les empêche de demander l’asile chez nous.

Il est pourtant possible de les accueillir plus dignement, ce que le Président Macron préconisait lui-même à Bruxelles, pendant que son ministre de l’Intérieur, lui, refuse catégoriquement de le faire. Les Centres d’accueil de la Chapelle et d’Ivry mis en place par la Mairie de Paris témoignent concrètement de cette possibilité d’un accueil simplement humain. L’Allemagne et d’autres pays nordiques y sont arrivés, mais chez nous, comme le disent des associatifs que nous avons rencontrés, l’objectif est de réussir à décourager les réfugiés à venir en France par des traitements cruels dont les échos parviendraient jusqu’en Libye, leur point de départ ou de transit.

Les exilés actuellement présents à Calais, comme ceux de la Chapelle à Paris, ne disposent d’aucun abri, ni de toilettes, ni de douches. Ils n’ont pas d’accès à des points d’eau fixes. Les associations ont gagné le référé qui désormais permettra leur mise en place. La justice, au moins, paraît plus humaine que les autorités et la Maire de Calais. Les piscines municipales sont interdites aux réfugiés, les douches des plages ne fonctionnent pas. Tout cela est source de prolifération de maladies dont la gale.

La pratique de l’entrave administrative se généralise: la police établit des PV pour tout. Un exemple parmi tant d’autres: une camionnette utilisée pour la distribution de nourriture verbalisée parce que ses pneus avant n’étaient pas identiques. La police demande à voir des « papiers d’autorisation », des « justificatifs » pour permettre la distribution de nourriture aux exilés. Ce qui n’est pas légal. La veille de notre déplacement, la distribution avait été bloquée pendant une heure par la police.

Les associations d’aide aux exilés louent un entrepôt privé où on trouve cuisine, vêtements, camionnettes de distribution. Mais la cuisine située dans les locaux de l’Auberge des Migrants a été menacée de fermeture administrative, au motif qu’il n’y aurait pas de séparation entre chaud et froid. L’Etat demandait une remise aux normes, au lieu de fournir de quoi manger à ces hommes affamés et désespérés. Tout est fait pour empêcher les distributions de nourriture.

Natacha Bouchart, maire de Calais, prend le parti des calaisiens « victimes » de la présence des exilés et prétend défendre uniquement les intérêts économiques du port de la ville. Calais a récemment ressorti un arrêté municipal vieux de plusieurs décennies, interdisant de s’installer et de manger sur les pelouses. Là aussi, se sont les réfugiés qui sont visés.

Qui sont ces 500/600 réfugiés présents actuellement à Calais?

Une partie, à peu près un quart ou un cinquième, est revenue de CAO trop excentrés. On y trouve aussi quelques déboutés du droit d’asile (notamment en Allemagne). Une autre partie est composée de primo-arrivants, environ 200 se déclarent mineurs. Une bonne partie vient également de Paris, où les conditions sont extrêmement dures. La distribution de nourriture est actuellement effectuée sur un terrain vague: le midi, environ une centaine de réfugiés est présente pour le repas. Et le soir, entre 250 et 300. L’Auberge des Migrants estime fournir régulièrement des repas à 400 réfugiés à Calais, 150 à Dunkerque, et 500 lors des maraudes d’Utopia 56, une autre association qui œuvre en leur faveur. Après le démantèlement de la « jungle » de Calais, quelques exilés étaient restés sur place. Leur nombre a fortement augmenté suite à l’incendie du camp de Grande-Synthe.

Les associations souhaiteraient la création d’un ou de plusieurs centres d’accueil pour les recevoir, notamment les primo-arrivants. Le but serait de les informer sur l’asile et de les accompagner dignement. Il faudrait une chaîne constituée de structures solides, d’un réseau de CAO et de CADA fonctionnels. Il est également nécessaire de dé-dubliner ceux qui le sont. Ces structures d’accueil n’existent pas tout simplement parce que l’Etat ne souhaite pas les créer. Depuis le démantèlement de la « jungle », il n’existe plus de bureau de demande d’asile à Calais. Le bureau précédent fonctionnait très bien, le taux d’obtention du statut de réfugié était trois fois plus haut à Calais qu’ailleurs.

Le Secours Catholique organise seulement un accueil de jour qui n’est adapté ni pour manger, ni pour se laver. L’association avait installé des douches, mais l’Etat a demandé le démantèlement au nom du Code de l’urbanisme, ce qui constitue encore une entrave. Les réfugiés se retrouvent là parce que la police n’y entre pas. De l’information sur l’asile leur est donnée, des activités sont organisées (chorale, photos…). Mais il est difficile de les orienter, les mineurs notamment, vers les dispositifs de type CAO. Ils souhaitent presque tous passer en Grande-Bretagne. Selon le responsable de ce centre d’accueil de jour, le niveau de violence policière est en constante augmentation. C’est ce que demande le gouvernement. Il faut empêcher à tout prix que les réfugiés s’installent durablement.

Avoir du « courage » pour continuer à décourager les réfugiés

Selon une représentante de l’Etat, il faut avoir du « courage » pour continuer à décourager les réfugiés de rester sur place (sic). Qui s’intéresse à eux, à part des bénévoles jeunes et moins jeunes qui s’occupent d’eux au quotidien, nombre d’entre eux venant non seulement de France mais aussi d’Angleterre et de Belgique? Dans le brouhaha de la présidentielle et des législatives, les médias se sont davantage penchés sur les vêtements de Madame Macron. Les Français embourbés dans les difficultés du quotidien n’ont pas eu le loisir de penser à ces êtres abandonnés à leur sort.

Le gouvernement est en pleines manœuvres et le Président songe seulement à se faire acclamer à Versailles, lundi 3 juillet. Comme le Roi Soleil. Surtout, pas d’ombre. Circulez, il n’y a rien à voir. L’enfer n’existe pas. »

 

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