Tribune d’Esther Benbassa – « À Menton avec les réfugiés, j’ai constaté avec effroi la banalité du mal au quotidien » (« HuffPost », 23 octobre 2017)

Ce périple a été organisé à ma demande par Cédric Herrou et Pierre-Alain Mannoni, les deux Justes qui se font arrêter et condamner parce qu’ils portent assistance aux personnes migrantes.

Lundi 16 octobre, arrivée à Nice avec l’avion de 7h. Pierre-Alain Mannoni, accompagné de membres d’associations locales, nous attend à l’aéroport. Je suis venue avec les membres de mon cabinet.

Ce périple a été organisé à ma demande par Cédric Herrou et Pierre-Alain Mannoni, les deux Justes qui se font arrêter et condamner parce qu’ils portent assistance aux personnes migrantes et réfugiées à la frontière franco-italienne, et qui le font sans autre contrepartie que de voir les droits humains respectés.

Des Justes

Je dis bien des « Justes », et pas des « trafiquants ». En droit international, on ne parle de trafic de migrants que lorsqu’un bénéfice matériel ou financier en est retiré. Ces deux hommes, comme maints autres associatifs, gens simples et courageux, œuvrent à la protection des droits élémentaires des plus fragiles, à l’instar de ces « Justes » (ils le deviendront bien après la guerre) qui, pendant le second conflit mondial, cachèrent des juifs dans leurs fermes ou leurs greniers, leur procurèrent des faux-papiers, et les aidèrent, en prenant de grands risques, à traverser les affres de cette sombre période.

Certes, d’aucuns diront que les dangers courus aujourd’hui aussi bien par les solidaires que par les réfugiés qu’ils soutiennent sont « sans comparaison » avec ceux du passé. La comparaison ne m’en paraît pas moins nécessaire et utile. La comparaison est une éthique. Elle donne de l’acuité au regard de la conscience pour mieux voir le présent à la lumière du passé, au cas où on l’oublierait.

Le danger reste le danger, et le courage, un vrai courage. Ces solidaires sont traqués par l’administration à différents échelons, ils sont régulièrement inquiétés, poursuivis, condamnés. Or que font-ils d’autre que de protéger des personnes migrantes et réfugiées, confrontées à l’inaction, aux défaillances, aux atteintes à leurs droits fondamentaux commises par les autorités françaises, conséquence d’une politique de dissuasion et de répression que l’état d’urgence ne fait que faciliter? Ces pratiques illégales à l’endroit des migrants et des réfugiés se multiplient à la frontière franco-italienne. L’affluence est moindre actuellement, mais la répression ne faiblit pas.

Banalité du mal, banalité du bien

Arrivée à la Gare de Menton-Garavan où les trains entre la France et l’Italie circulent dans les deux sens. Le conseiller de Paris David Belliard et l’adjointe à la Maire de Paris Anne Souyris nous ont rejoints. Le président de la Section de Nice de la LDH et des membres de l’ANAFE, d’Amnesty International, de Médecins du Monde (toutes deux militantes d’EELV) nous attendent sur place. Un journaliste de Public Sénat nous suit depuis Paris (voir ci-après la vidéo de son reportage). Des fourgons de police sont présents en nombre sur le parking de la gare.

A l’arrivée du train en provenance d’Italie, des hommes armés se précipitent dans les wagons, et en sortent les présumés migrants qui s’y trouvent, après un contrôle au faciès. Si vous êtes noir, et qui que vous soyez, on vous fait descendre. Ces membres des forces de l’ordre sont peu courtois, voire agressifs, à l’égard de la parlementaire que je suis et des élus qui l’entourent. Notre présence semble les gêner. Bravant leur agressivité, nous, les élu.e.s, nous montons au premier étage de la gare où on entasse les migrants attrapés dans le train. Ils sont silencieux. Il n’y a pas d’interprète. Ils sont ahuris. Les policiers remplissent à la hâte les refus d’entrée, et les font redescendre pour les acheminer par un fourgon quelque part…

Quand je les interroge sur ce qu’ils font, ils répondent qu’ils font leur travail. Et qu’ils exécutent les ordres. Ce qui est vrai. Ont-ils les moyens d’agir autrement ? Les historien.ne.s en ont vu d’autres, hélas. Banalité du mal, disait Hannah Arendt. D’un autre côté, pourtant, on nous raconte aussi que certains contrôleurs de train ne dénoncent pas aux policiers les migrants qui se cachent, qui dans une armoire, qui dans des toilettes.Banalité du bien. L’histoire est souvent grise, ce qui la rend lisible.

Des mineur.e.s traité.e.s en infraction à la loi

De l’autre côté de la voie ferrée, attend une jeune personne qui se dit mineure. Elle s’appelle Mériam Koné. C’est la deuxième fois dans la même matinée qu’elle prend le train d’Italie pour atteindre la France et qu’elle est refoulée sans autre forme de procès.

Déjà en décembre 2016, l’Unicef dénonçait « le refoulement systématique des mineurs non accompagnés à la frontière par les autorités françaises, qui les expose à de nombreux dangers et à des risques accrus de violences, au mépris des engagements internationaux ratifiés par la France, alors que la priorité absolue devait être de les protéger ». En février 2017, Amnesty International stigmatisait à nouveau ces pratiques dans un rapport: « des contrôles aux confins du droit, violation des droits humains à la frontière avec l’Italie ».

Les exigences de la législation française relative à la protection de l’enfance ne sont pas respectées. Aucune identification des mineur.e.s non accompagné.e.s n’est réalisée. Ils sont renvoyés au même titre que les adultes, de façon expéditive et sans possibilité d’exercer leurs droits ni même d’être accompagnés. Mériam Koné ne possède aucun document susceptible de nous informer sur sa situation. Est-elle vraiment mineure? Nous n’en savons rien.

Pendant que nous essayons d’échanger avec cette jeune fille, venue de la Côte d’Ivoire, la commissaire responsable arrive. Elle essaye de tempérer un peu le zèle de ses troupes et nous promet de ne pas la refouler. Elle la fait emmener au poste de la Police aux frontières, qui sert – illégalement – de zone d’attente.

A la Police aux frontières, la « salle d’attente »

Au poste, nous décidons d’y aller nous aussi. Le haut gradé du lieu et ses hommes nous réservent un accueil agressif. On a débarqué sans les prévenir. Comme parlementaire, j’en ai parfaitement le droit. Ils parlent d’une « salle d’attente ». Curieuse appellation. On n’y laisse entrer personne à part moi. Je retrouve là la jeune ivoirienne rencontrée à la gare. La commissaire déjà vue, qui revient, nous promet de la placer en foyer. Ce que semblent confirmer les nouvelles reçues après notre retour à Paris. D’autres migrants attendent. Leurs visages n’ont plus d’expression. Les lieux, sans hygiène, sont nauséabonds, notamment les containers dans la cour, qui servent d’abri pour ceux qu’on garde en attendant leur expulsion. On dit qu’on y a logé jusqu’à 80 personnes avec trois toilettes préfabriquées.

Les salles allouées à la garde à vue sont sales. On n’a pas eu le temps de faire le ménage, nous sommes arrivés à l’improviste. Nous demandons à regarder les registres. On constate qu’avoir un avocat et un interprète n’est pas, de loin, le lot de tous les migrants enregistrés. Nous passons en revue, dans ce registre, les noms de Français retraités, de simples citoyens, d’une prostituée, amenés à cet endroit pour avoir osé aider un étranger…

Checkpoint

Dernière étape, dans la vallée de la Roya, le checkpoint routier où des gendarmes et des policiers se relaient pour contrôler les voitures venant d’Italie. Je croyais qu’il n’y avait plus de frontière entre l’Italie et la France. On nous répond que c’est l’état d’urgence, comme si on allait trouver des djihadistes dans ces coffres de voitures ou dans ces camions. Aussi bien les policiers que les gendarmes, courtois cette fois, n’ont pas l’air de comprendre pourquoi ils sont ici. Presque aucun réfugié ne passe par là.

Sur la route, on croise deux ou trois migrants qui marchent. Ils ne savent pas encore qu’ils seront bientôt refoulés. Ils n’ont pas été informés qu’ils sont en train de prendre la mauvaise direction.

Cédric Herrou n’a pas pu nous rejoindre ce jour-là. L’entrée de sa maison est murée pour qu’il n’accueille pas des migrants, il est interdit d’Italie et doit faire le tour de la montagne pour arriver à Nice. Le chemin est long. Nous devons repartir avec le vol de 18h55. Pierre-Alain Mannoni nous accompagne à l’aéroport avec quelques associatifs. Il suit l’affaire de cette jeune fille, mais l’administration lui interdit de s’approcher du foyer où elle se trouve.

Je suis en contact avec lui. Il devait déposer une carte SIM pour rester en contact avec elle. Les associations le soutiennent. Les Justes continuent à la protéger. Pourvu que Mannoni ne soit pas de nouveau poursuivi, cette fois à cause de cette simple carte SIM.

Nous n’avons pas réglé la question de la non-application de la loi sur les mineur.e.s non accompagné.e.s. Les infractions sont tellement flagrantes. Les autorités répètent à qui veut les entendre (mais qui les croit ?) que le droit est respecté. A défaut d’aider encore d’autres migrants, ce périple à Nice nous aura au moins servi à mettre Mériam Koné à l’abri (pour combien de temps ?).

Le Talmud dit que sauver une vie, c’est comme sauver un monde…