Sécurité et Identité: entre fantasmes et réalités (Blog Mediapart, 3 avril 2017)

Sécurité et Identité: entre fantasmes et réalités | Le Club de Mediapart 

Voici une interview pour le GEJ de deux grands spécialistes de l’Islam, tant l’imaginaire autour de cette religion est trop souvent lié dans l’Hexagone, et au-delà dans toute l’Europe, aux questions d’insécurité et d’immigration, histoire notamment d’éclairer un débat trop souvent hystérisé et instrumentalisé par une grande partie de l’échiquier politique, à commencer par l’extrême droite:

Sécurité et Identité: entre fantasmes et réalités | Le Club de Mediapart

 Interview croisée réalisée à l’occasion du numéro du Green European Journal consacré à la sécurité sous toutes ses formes

gej-avril-2017
Esther BenbassaEsther Benbassa

Esther Benbassa (photo) est sénatrice EELV du Val-de-Marne, vice présidente de la Commission des Lois du Sénat, et professeure à l’Ecole pratique des hautes études. Elle vient de publier Vendredi noir et nuits blanches (Paris, Lattès, 2016) et de codiriger Nouvelles relégations territoriales (Paris, CNRS Editions, 2017. Esther Benbassa est à l’origine de la mission d’information de « déradicalisation? « Désendoctrinement, désembrigadement et résinsertion » des djihadistes en France et en Europe », dont elle est co-rapporteure avec la sénatrice Catherine Troendlé.

Olivier RoyOlivier Roy

Olivier Roy (photo) est Professeur à l’Institut Universitaire de Florence où il dirige le Projet ReligioWest au Centre Robert Schuman, et est conseiller scientifique du Projet Middle East Directions. Agrégé de philosophie et diplômé de l’INALCO, il est titulaire d’un doctorat de sciences politiques de l’IEP de Paris. Il a été consultant au centre d’Analyse et de Prospective Stratégique du Ministère français des Affaires Etrangères de 1994 à 2009, et visiting professor à l’Université de Berkeley (Californie) en 2008-2009. Il est, entre autres, l’auteur de « L’Echec de l’Islam politique » (1992), « L’Islam mondialisé » (2002), « La Sainte Ignorance » (2008),  « En quête de l’Orient perdu » avec J.L. Schlegel (2014), et « Le Djihad et la Mort » (2016).

Les sociétés européennes comme la France souffrent d’une obession basée sur une vision déformée de l’islam, enracinée dans les stéréotypes et un manque de compréhension des traditions et de l’histoire de cette religion. Cette vision fantasmée sert à justifier le double standard trop souvent établi par une grande partie des médias et des politiques et contribue à alimenter un discours stigmatisant autour de l’identité. En conséquence, les réponses actuelles aux actes de terrorisme – généralement menées par des individus radicalisés à la maison – ne font surtout qu’aggraver les peurs et approfondir la méfiance vis-à-vis de l’Islam.

Benjamin Joyeux: Quel constat avez-vous de la place de l’Islam aujourd’hui en France et plus largement en Europe dans le débat public?

Olivier Roy: La place de l’Islam est centrale dans le débat public aujourd’hui en France et en Europe. Or elle recoupe d’autres thèmes: celui de l’immigration, amené par le Front National en France à partir de la fin des années 70; celui des réfugiés, comme si ces derniers étaient tous musulmans; ou encore celui des attentats. Ces trois perceptions sont liées à l’idée d’une menace extérieure. Et on retrouve la question fondamentale de l’identité, qui est posée comme étant essentiellement liée à l’Islam, mais en réalité va bien au-delà. La question identitaire, et en particulier le sentiment d’insécurité identitaire observable un peu partout, vient surtout de la crise de l’Etat nation, Etat nation remis en cause par la construction européenne d’un côté et par l’immigration de l’autre. Ce n’est pas un hasard si beaucoup d’islamophobes aujourd’hui sont également anti-européens.

Le deuxième élément, c’est la lecture en termes de choc de civilisations: on oppose à l’Islam des valeurs européennes qui seraient fondées uniquement sur la démocratie, les droits de l’homme, les droits des homosexuels, etc. Or il y a d’autres familles de valeurs en Europe: il y a la libérale qui regroupe ces droits, autour notamment du statut de la femme et de la sexualité, mais également la chrétienne qui est très différente: on ne peut pas dire que l’Eglise défende les droits des homosexuels et ait une conception très féministe de l’émancipation des femmes. Elle a notamment combattu avec force récemment l’enseignement de la « théorie du genre » dans les écoles. On ne veut pas voir cette ambiguïté qui existe sur l’identité européenne, tantôt fondée sur la chrétienté, tantôt sur les acquis libéraux des années 60. La question est donc au départ très mal posée. On répond par une vision séculière à une question identitaire, et en France la gauche refuse de regarder en face la question chrétienne, comme si elle était définitivement réglée par la loi de 1905. Or il existe bien encore aujourd’hui une Europe religieuse. Et en voulant expulser en France complètement l’Eglise de l’espace public, on fait le jeu de l’extrême droite qui la récupère.

Esther Benbassa: Le débat autour de l’Islam n’a fait que s’envenimer depuis la série d’attentats qui a frappé notre pays et bien d’autres pays. Le phénomène n’est certes pas nouveau. Historiquement parlant, l’Islam, dernier monothéisme, considéré comme inachevé par les chrétiens, n’a jamais eu dans l’imaginaire occidental la place qui lui revenait. De même, les conquêtes qui ont suivi la naissance de l’islam ont fait peur aux Occidentaux. Concernant la France, n’oublions pas non plus la période coloniale, notamment au Maghreb, où l’Arabe musulman était infériorisé. Les autochtones musulmans étaient soumis au Code de l’Indigénat (1881) qui institutionnalisait l’inégalité sociale et juridique. Tandis que, les Juifs d’Algérie, eux, considérés comme « utiles » à la colonisation, deviennent des citoyens français dès 1871. Ce dernier épisode laissera des traces au niveau des relations judéo-musulmanes, qui se répercuteront sur leur vivre-ensemble plus tard en France. Le contentieux colonial perdure dans la perception des Arabo-musulmans par les Français et par une partie de leur classe politique. Un Français de confession musulmane n’est pas appréhendé comme n’importe quel Français. Le doute sur sa francité est cultivé pour être instrumentalisé en période de crise. Les attentats ont servi de prétexte pour le relancer. Tout terroriste étant assimilé à un musulman, et tout musulman à un terroriste potentiel. Cette réflexion binaire n’est pas innocente, ni dénuée d’un imaginaire brouillé par des clichés hérités du passé. D’autant que les Français de confession musulmane, nés sur le sol français, d’invisibles qu’étaient leurs parents, sont devenus visibles en raison de leurs revendications identitaires.

Comment la question de l’Islam est-elle aujourd’hui liée à celle de l’insécurité, en particulier suite aux attentats de 2015 et 2016?

Esther Benbassa: La plupart des terroristes étaient des Français ou des Belges de confession musulmane, nés dans le pays où ils ont commis leurs attentats. Lier insécurité et Islam crée une confusion qui fragilise encore plus les musulmans de ces pays. L’Islam simple du quotidien, craint et méprisé à la fois en France où la laïcité, lorsqu’elle devient dogmatique, n’est que l’habillage d’un rejet viscéral du musulman, ne répondait pas aux attentes de ces jeunes Français. Les plus fragiles se sont engouffrés dans un autre Islam, celui d’une radicalité et d’une supposée authenticité, transmis par des guides autoproclamés sur Internet, mais aussi dans de nouveaux cercles de sociabilité. Un tout petit nombre d’entre eux a fini par opter pour un Islam politisé et revanchard, rejetant dans la haine un Occident jugé « impur ». Mais même dans ses formes les plus fermées, l’Islam ne produit pas automatiquement des terroristes. Acquis à travers des sources partisanes, rigoristes et dépourvues de tout esprit critique, cet Islam-là peut contribuer à la cristallisation d’identités bancales et dans certains cas destructrices. La conversion à cet Islam touche aussi des jeunes Français d’origine non musulmane, habitant des territoires abandonnés des services publics et sans lieux de culture. C’est à travers cet Islam agressif, et non plus seulement agressé, qu’ils font communauté. Sans Daech, un tel endoctrinement n’aurait sans doute pas suffi à générer du terrorisme. Mais en dehors d’un Islam à la fois rigoriste et politisé, Daech aurait-il pu, quant à lui, gagner un tel pouvoir de séduction ? En tous cas l’enrôlement dans le djihadisme concerne un tout petit nombre de musulmans, et mettre tous les musulmans dans le même sac relève de l’instrumentalisation.

Olivier Roy: La question de fond est dans quelle mesure ce terrorisme islamique se rattache-t-il à l’Islam? Car il y a d’autres actes terroristes, comme Anders Breivik par exemple qui a assassiné en Norvège au nom du catholicisme blanc en 2011. Mais depuis 2001 en effet, il y a eu principalement des actes de terrorisme en Europe se réclamant de l’Islam. Or ce terrorisme est-il une conséquence de la radicalisation du religieux, ou bien observe-t-on comme je l’affirme une islamisation de la radicalité? Quels rapports entretiennent ces jeunes marginaux qui ont commis des actes terroristes avec la communauté religieuse dont ils se réclament? Il y a un débat à avoir sur la violence chez les jeunes qui n’est certainement pas qu’une question d’Islam. Qu’ils soient convertis ou bien de seconde génération, force est de constater que leur révolte s’inscrit elle dans un discours islamique. Mais  c’est parce que sur le marché de la radicalisation, le modèle islamique est le plus présent. Et si c’est le plus présent, c’est aussi parce que la radicalisation d’extrême gauche a disparu de la scène globale. Il y a toujours eu en Europe depuis de nombreuses décennies du terrorisme lié à l’extrême gauche: que ce soit les Brigades Rouges, la Bande à Baader, etc.  Mais sur le marché de la contestation radicale à l’échelle globale, il n’y a malheureusement plus aujourd’hui que Daesh.

Est-ce que vous expliquez la montée des partis xénophobes en Europe par l’insécurité identitaire ressentie par une partie de la population face à la place que prend l’Islam dans le débat public? Comment répondre à cela?

Olivier Roy: L’insécurité identitaire qui se développe n’est pas causée par l’Islam, mais bien par la crise de l’Etat nation. La question de l’« identité » est plutôt assez récente, c’est une nouvelle venue dans le champ politique. Avant, cette question existait seulement à l’extrême droite, avec un auteur comme Alain de Benoist. C’est Nicolas Sarkozy qui a donné en France au débat sur l’identité ses « lettres de noblesse ». Si ce concept est ultra dominant aujourd’hui, c’est surtout parce que d’autres concepts ne sont plus opérants, comme la lutte des classes, le clivage gauche-droite, etc. La gauche est devenue libérale sur le plan économique mais a abandonné le libéralisme des valeurs. A l’inverse, la droite s’est ouverte sur le plan des valeurs. Jusque dans les années 80, à droite on défendait des valeurs traditionnelles. Puis il y a eu Margaret Thatcher, Nicolas Sarkozy, etc. Aujourd’hui, la nouvelle génération du Parti populaire espagnol par exemple est devenue libérale sur le plan des valeurs, de même la droite italienne devenue épicurienne avec Berlusconi, etc. La gauche ne l’a pas vu venir, que ce soit sur le plan des classes ou sur celui des valeurs. Ne reste plus que l’identité ou à l’opposé l’anarchisme pour se situer.

Il me semble qu’il faut arrêter de se préoccuper de ce que dit le Coran et cesser de faire du théologique, pour gérer l’Islam concrètement. On traite la religion comme si elle constituait une menace pour les droits de l’Homme, mais la liberté religieuse fait partie des droits de l’homme. Aucun acteur politique ne demande aujourd’hui à l’Eglise l’ordination des femmes, alors qu’on se permet tout avec l’Islam. Il faut repenser la question de l’Islam dans le cadre de la liberté religieuse offerte par une démocratie moderne et en revenir à du concret, à une vision juridique et constitutionnelle de la question religieuse. En faisant des statistiques sociologiques de base, on s’apercevra qu’il y a en France et en Europe des classes moyennes musulmanes et que l’ascenseur social a pu fonctionner. Mais dans la tête des gens, les musulmans se sont les jeunes de banlieue et les « barbus ». On a une vision imaginaire et fantasmée de l’Islam et on ne voit pas les vrais changements réels. Il est urgent d’ouvrir les yeux.

Est-ce que le pouvoir politique et le législateur vous paraissent actuellement apporter les bonnes réponses aux enjeux de sécurité identitaire?

Esther Benbassa: Le pouvoir politique a été pris dans la tourmente des attentats et a tenu à rasséréner la population en faisant beaucoup d’affichage. Or la question du terrorisme ne se règle pas en un clin d’œil et il y a tout un travail de long terme à mener en amont au niveau de la prévention. Rien n’excuse les actes de ces jeunes qui épousent le mal radical mais rien n’interdit de s’interroger sur ce qui les pousse à les commettre. Si on avait pu les faire bénéficier d’une manière plus équitable des valeurs dont nous nous réclamons et dont nous les considérons éloignés, peut-être que ces jeunes auraient fait d’autres choix. Certains ont besoin de croire, et pas seulement religieusement. De même en ce qui concerne la « déradicalisation ». Il n’y a pas de concertation, de rationalisation, de réflexion. L’affichage prime, parce qu’en politique il faut hélas faire vite.

Olivier Roy: Sur le plan sécuritaire, la politique actuelle est une politique de sécurité somme toute classique et qui se veut efficace en termes de protection physique de la population. Par définition, une politique sécuritaire de la sorte entre en tension avec les libertés et la sauvegarde des droits de l’homme. On peut alors avoir des débats légitimes sur l’équilibre à trouver entre sécurité et respect des libertés. C’est bien entendu un enjeu important, mais l’urgence me semble-t-il est avant tout de ne pas se tromper de danger. Si l’on considère par exemple que n’importe quel signe de radicalisation religieuse constitue un indice de terrorisme potentiel, on se trompe de cible et on risque alors de passer à côté de vraies menaces. Interdire le voile à l’université par exemple, faire la chasse aux produits hallal ou encore supprimer les repas végétariens dans les cantines en amalgamant cela avec une quelconque menace terroriste est totalement scandaleux.

Quelles seraient pour vous les bonnes réponses, tant politiques qu’économiques et sociales, à adopter face à cette insécurité identitaire et à la peur de l’Islam que l’on observe monter actuellement partout en France et en Europe?

Esther Benbassa: S’il n’y a pas un vrai travail de prévention en amont revisitant la catastrophique politique de la ville, une vraie lutte contre les discriminations, le racisme et la précarité qui touche davantage les jeunes des quartiers, le repli identitaire ne fera que s’accentuer. Tous les replis identitaires ne mènent heureusement pas au terrorisme. Par ailleurs, il est temps d’arrêter d’agiter l’épouvantail du communautarisme. Que les gens cherchent, face au rejet à l’extérieur, le repli dans leur communauté, n’a rien d’exceptionnel. Essayons par exemple en France de mener des statistiques ethniques ou au moins un recensement où figureraient le lieu de naissance des parents et la nationalité antérieure de la personne recensée pour avoir une radiographie précise. Mais on refuse de le faire en craignant que les résultats requerraient d’engager une politique d’ « affirmative action ».

Olivier Roy: On est dans une crise des imaginaires politiques. Et l’Union européenne est incapable de nous offrir un imaginaire désirable. On a atteint les limites du modèle européen. Il faut absolument démocratiser les institutions européennes, et le Parlement européen doit notamment jouer un plus grand rôle. Il faut également repenser l’Etat nation sur la base d’une réhabilitation de la vie politique citoyenne, et commencer tout en bas à l’échelle municipale. Il faut absolument développer la démocratie locale au lieu de la réduire. Sur le plan économique, la gauche a malheureusement totalement manqué le rendez-vous avec les banlieues, en particulier sur la question des violences policières. Les Français sont les « champions » en Europe en termes de violence dans les rapports police-citoyens. Il faut également tirer les conséquences de la liberté religieuse, et arrêter par exemple de présenter les gens de la Manif pour tous comme des fascistes. Oui il y a de nombreux croyants, et ce ne sont pas tous des terroristes potentiels. Il faut revoir cette conception autoritaire de la laïcité qui laisse du coup la religion aux marginaux et aux radicaux. Il faut imaginer une relation apaisée avec toutes les religions. On parle toujours du communautarisme musulman, mais il se développe également chez les Juifs orthodoxes, notamment dans l’espace scolaire. L’Etat finit par pousser les religions à se constituer en contre société. Il s’agit de repenser la liberté religieuse en France dans le cadre de la loi de 1905 qui est une excellente loi.

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