Non, Erdoğan n’est pas invincible
Erdoğan n’est pas hors d’atteinte. L’Europe doit savoir lui dire non.
Sergio Coronado, Cécile Duflot, députés, et moi-même, sénatrice, sommes partis trois jours en Turquie rencontrer des associations LGBT, des avocats défenseurs des députés HDP détenus, des élus AKP, CHP et HDP, des journalistes, des signataires de la pétition « Academics for Peace » soutenant la paix avec les Kurdes, l’Association turque des droits de l’homme et des gens du journal Cumhuriyet, un des derniers à garder son indépendance, créé il y a 93 ans, et dont dix des journalistes se trouvent en détention. Notre départ pour la Turquie ne fut pas facilité par les réticences du Quai d’Orsay, que notre détermination finit par faire tomber. Au final, trois journées marathon entre Istanbul et Ankara.
Mustafa Kemal et les foulards
Lorsqu’on arrive à Istanbul, on débarque dans un aéroport moderne, qui ressemble à un centre commercial illuminé. Il est décoré d’arbres de Noël – une vieille tradition qui perdure donc. Une multitude de photos grand format de Mustafa Kemal, le fondateur de la république laïque, complète la mise en scène, parfaite. Des femmes circulent en foulard, narguant celui qui avait fini par découvrir de force la tête de leurs aïeules. Aucun slogan islamiste. Des enseignes européennes. Rien ne dénote non plus, dans les rues, que le pays va mal et que les opposants au régime subissent une rude répression, tantôt associés au terrorisme du PKK, tantôt aux gülenistes, les adeptes de Fethullah Gülen.
Gülen, le dirigeant d’une sorte d’Opus Dei islamiste, fut un temps le compagnon de route d’Erdoğan lors de sa marche vers le pouvoir. Leurs chemins finirent par se séparer après des affaires de corruption dont il l’accusa. Longtemps, le mouvement güleniste noyauta différents secteurs de la société turque, allant de l’armée à la justice. Le putsch raté de juillet 2016, attribué aux chevilles ouvrières de ce mouvement, alors même que celui-ci le condamna sans ambiguïté, n’a eu qu’un effet : la consolidation du régime autoritaire d’Erdoğan et la répression qui s’est ensuivie à travers le pays.
La société turque est entrée dans une ère du soupçon, les gens se dénonçant mutuellement. L’islamo-nationalisme écrase désormais la scène politique. Erdoğan prend sa revanche sur ses opposants, profitant de l’état d’urgence déclaré à la suite du putsch. Et préparant la voie au référendum susceptible de consacrer sa future présidence sans contre-pouvoir parlementaire. Erdoğan futur calife-président des sunnites conservateurs et nationalistes, base de son électorat.
Une répression impitoyable et aveugle
Son ennemi, sur cette route, était jusqu’ici le HDP, ce parti pro-kurde l’empêchant d’avoir une majorité suffisante au Parlement, en obtenant 13% des voix aux législatives de 2015. Cinq mois plus tard, aux nouvelles élections, et malgré la détérioration du climat avec la reprise du conflit kurde et la répression, le HDP faisait encore un score de 10%. De nouveau, pas de majorité suffisante pour l’AKP – le parti d’ Erdoğan – qui lui permette de réformer la Constitution et d’asseoir son régime présidentiel autoritaire.
Le putsch a donné des ailes à Erdoğan. Tous les opposants sont devenus des terroristes. Ainsi la députée d’Istanbul Serap Yaşar, membre de l’AKP, sorte de voix de son maître, assise tête couverte sous le portrait de Mustafa Kemal, nous affirmera-t-elle que « le terrorisme ne consiste pas seulement à tuer, le terrorisme est aussi soutenir le terrorisme. » Des écrivains, des journalistes, des intellectuels ne seraient donc pas arrêtés pour leurs écrits, mais pour terrorisme. Soit en raison de leur soutien aux Kurdes, soit parce qu’ils seraient des gülenistes – alors même que la plupart d’entre eux, ne serait-ce que par leur façon de penser, sont évidemment loin d’avoir les moindres accointances avec ces derniers.
Il n’y a plus de logique politique. 1.128 universitaires signent le 11 janvier 2016 une pétition pour la paix avec les Kurdes, ils sont accusés d’être des gülenistes et d’humilier l’Etat. Les procès contre eux se multiplient, les passeports de certains d’entre eux sont annulés pour les empêcher de partir à l’étranger. Le gouvernement décide de nommer les recteurs des universités pour mieux les contrôler, à peine 20% des enseignants de l’Université de Galatasaray, francophone, s’y opposent. Ils ont peur de perdre leur emploi. Les étudiants sont fatigués.
Des avocats défendent comme ils le peuvent les 11 élus HDP (pro-kurde) en détention prétendument pour propagande terroriste et insulte contre l’État turc. Lorsqu’ils se rendent en prison pour rencontrer leurs clients, leurs numéros de cartes d’identité sont fichés. Les conditions de détention sont dégradantes, la torture et l’isolement sévissent. Des avocats sont à leur tour mis en détention, à tel point que les avocats sortant de prison se donnent pour tâche première de défendre leurs collègues qui y entrent… L’absurdité est sans limite : une femme portant à un mariage un vêtement traditionnel kurde est arrêtée. La violence n’a pas de cesse : des villages kurdes sont rasés.
Des médias bâillonnés
70% des médias se sont transformés en organes de presse gouvernementaux, environ 30% des autres journaux sont devenus stériles pour ne pas être importunés par le régime. 146 journalistes sont arrêtés sans motif, la plupart sans chef d’accusation précis. Le journal social-démocrate Cumhuriyet a dix de ses journalistes en prison, ce qui paralyse son fonctionnement. Lui-même est accusé d’être güleniste. Accusation invraisemblable s’agissant d’un journal laïc, pilier du kémalisme jusqu’à un passé récent. 80 à 85 médias kurdes ont été voués au silence. Y compris une chaîne de télévision kurde pour enfants. Parce que les Schtroumpfs s’y exprimaient en kurde.
Dans cette atmosphère, il ne faudra pas s’étonner que les colombes kurdes se transforment en faucons, pour reprendre les mots d’un député HDP que nous avons rencontré. Les attentats perpétrés samedi soir à Istanbul, à peu près à l’heure où nous atterrissions à Paris, très vite attribués par le pouvoir au PKK, ne risquent pas de démentir cette crainte. Interdire la représentation légale des Kurdes, c’est ouvrir une guerre qui ne pourra être qu’importante, ainsi que nous l’a déclaré le même député.
Plus de 100.000 fonctionnaires sont suspendus ou déchus de leurs droits, leurs épouses et les membres de leurs familles subissent les mêmes persécutions. Ils sont condamnés à la mort civile et à un dénuement complet. Quelques milliers de sociétés, avec des milliers de travailleurs, voient leurs capitaux saisis ; des administrateurs judiciaires sont nommés à leurs têtes ; elles sont censées être vendues par un fonds public ad hoc.
Les droits humains bafoués
La Turquie d’Erdoğan viole quotidiennement et massivement les droits humains. La garde à vue est prolongée à 30 jours, l’État a le droit de changer l’avocat du détenu. Le courrier en direction de la prison est censuré. 370 associations et ONG sont dissoutes. Des milliers de personnes sont en garde à vue ou en détention. 36.000 personnes sont détenues pour relations avec les gülenistes. Le taux d’incarcération est de 3 sur 1.000 en Turquie, quand, en Europe, il est de 1 sur 1000. Le nombre de détenus est passé de 183 000 à 197 000.
Nos interlocuteurs demandent à l’Union européenne de ne pas lâcher la Turquie, qui risque de se tourner davantage vers l’islam et l’Orient. La décision de geler son entrée dans l’UE a fait dégringoler la livre turque de 30% en quelques jours. Erdoğan a beau vociférer qu’il n’a pas besoin de l’Europe, économiquement il en a cruellement besoin. L’UE ne peut laisser faire Erdoğan. Elle ne peut le laisser durcir son régime autoritaire. Notre ministre des Affaires étrangères ne peut plus se contenter de déclarer qu’il faut laisser la Turquie « se défendre ». Cette tolérance de l’Europe envers le régime répressif turc a plusieurs motifs. Elle en a surtout un : nous avons choisi de sous-traiter nos réfugiés à la Turquie, dans l’espoir sans doute vain d’endiguer nos propres populismes. Alors nous fermons les yeux.
Non, Erdoğan n’est pas invincible
La Turquie est en guerre à l’intérieur et à l’extérieur. Son chef rêve d’extirper l’Occident de son pays, qui regarde pourtant en cette direction depuis le XVIIIe siècle. Il finira par plonger plus encore dans l’islamo-nationalisme, il a la base électorale nécessaire pour y arriver. Que feront alors les démocrates de ce pays, sous la férule d’un dictateur charismatique, qui continuera à sévir au nom de la lutte contre le terrorisme, pratiquant une politique paranoïaque de répression toujours plus impitoyable ?
Des sanctions économiques pourraient freiner quelque peu cette fuite en avant. Erdoğan n’est pas hors d’atteinte. L’Europe doit savoir lui dire non. Et cesser de trembler au motif que la Turquie occupe une place importante dans le dispositif de l’Otan, ou parce qu’elle constituerait une muraille, toute imaginaire, contre Daesh et ses djihadistes. Erdoğan semble invincible. Lui-même doit croire qu’il ne l’est pas. En revanche, pour s’imaginer entouré de tant d’ennemis, il doit se sentir bien en danger. En attendant, les opposants à son régime antidémocratique paient un lourd tribut. La tolérance de nos dirigeants à son endroit est politiquement irresponsable et éthiquement scandaleuse. À nous de le leur rappeler.
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