« «Apartheid social», «France périphérique», «ghetto»… Médias et les politiques réduisent souvent les territoires en catégories simplistes. Pour la sénatrice écologiste Esther Benbassa et l’historien Jean-Christophe Attias, la géographie ne doit pas faire oublier des fractures plus profondes.
A chaque campagne électorale, la «fracture territoriale» fait son retour, elle oppose les «bobos» des centres-villes aux «petits Blancs» des périphéries ou les ruraux «oubliés» aux «relégués» des quartiers. Pourtant, selon la sénatrice Europe Ecologie-les Verts (EE-LV) Esther Benbassa et l’historien Jean-Christophe Attias, cette géographisation hâtive des débats ne fait qu’opposer les citoyens les uns aux autres. Le livre qu’ils coordonnent, Nouvelles Relégations territoriales (CNRS Editions), où interviennent 14 chercheurs, montre qu’aucun territoire n’est homogène. Et que la géographie ne doit pas faire oublier des fractures profondes et plus anciennes – économiques ou sociales.
Le livre que vous coordonnez pointe «l’hypergéographisation» du débat politique. Qu’est-ce que ça signifie ?
Esther Benbassa : «Ghetto», «apartheid territorial», comme le disait Manuel Valls en 2015, «ségrégation», France du «centre» ou des métropoles contre «France périphérique», comme l’écrit le géographe Christophe Guilluy. Bien souvent, dans le débat public, le territoire est dépeint de manière binaire et statique. Une géographisation confuse et très simpliste faite pour faciliter la vie des politiques ! On découpe le pays en zones qu’on présume homogènes, et on ajuste les mesures en fonction d’idées qu’on se fait de ces territoires : on met de l’argent à tel endroit, mais pas à tel autre. En réalité, villes, banlieues, zones périphériques ou rurales aucun de ces territoires n’est homogène ni figé, ils sont interdépendants, et les gens circulent de l’un à l’autre pour vivre, travailler. Le périurbain est un territoire lui aussi divers, transitoire et évolutif. Comme le rappelle Martine Berger dans le livre, il existe un tissu périurbain modeste, dans la continuité des banlieues ouvrières, mais aussi un périurbain de cadres où on va chercher du vert quand on a des enfants en bas âge, acheter une maison plus grande parce qu’il y a un bassin d’emploi à proximité…
La «fracture» territoriale est particulièrement à la mode depuis une dizaine d’années…
Jean-Christophe Attias : Ce concept ne signifie pourtant rien. Il donne l’idée de deux mondes irréconciliables, alors qu’il y en a une multiplicité qui se côtoie, ou pas. Tout se passe comme si on rejouait le vieux clivage ville-campagne, «à la fois angoissant et rassurant», comme l’écrit le géographe Daniel Behar dans notre livre, dans de nouvelles catégories : centre-périphérie, Paris-banlieue dans lesquelles la métropole serait forcément plus dynamique et intégratrice… Or, elle ne l’est pas plus qu’un autre territoire. Cette fracture territoriale est parfois une façon de faire oublier certaines fractures profondes et plus anciennes et qui ne se referment pas : économiques, sociales, culturelles. Cette géographisation-là trahit plutôt une dépolitisation du débat.
Votre livre démontre que ce sont surtout les représentations qui homogénéisent les territoires : le regard de ceux qui n’y habitent pas…
E. B. : Les zones périphériques sont stigmatisées et cela ne date pas d’hier – c’est sans doute dû à la tradition centralisatrice de la France. Les faubourgs de Belleville, des Batignolles ou de Montrouge étaient aux yeux du baron Haussmann des espaces parasites et leurs habitants des «gueux». La banlieue est aujourd’hui encore pestiférée. Elle reste encore «une pathologie à guérir», comme le dit la sociologue Stéphanie Vermeersch dans le livre. C’est «la France moche», comme le titrait Télérama en 2010. Quant au périurbain, il est souvent mal vu par les écologistes car ses habitants utilisent beaucoup la voiture pour leurs déplacements. […] »
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