Intervention en séance lors de la discussion générale sur la proposition de loi portant réforme de la prescription en matière pénale (2 juin 2016)

Texte n° 636

Proposition de loi portant réforme de la prescription en matière pénale

 

Discussion générale

Jeudi 2 juin 2016, 6 minutes

Esther Benbassa, Sénatrice EE-LV

 

Madame la Présidente,

Monsieur le Garde des Sceaux

Monsieur le Président de la commission des lois,

Monsieur le Rapporteur,

Mes ChèrEs collègues,

 

Ce texte constitue la consécration législative d’un sujet débattu depuis fort longtemps et ayant fait l’objet de nombreuses propositions.

La question de la prescription, loin de relever de la simple procédure, nous interroge en fait à la fois sur notre rapport à la mémoire, sur la manière dont nous appréhendons certaines infractions et, au-delà, sur notre rôle de législateur.

Certes, nous avons le devoir de souscrire à l’imprescriptibilité de certains crimes, dont les crimes contre l’humanité. Elle contribue à la construction de notre mémoire collective. Si tant est que l’histoire prenne ensuite la relève, l’histoire qui, elle, survivra à la disparition des témoins.

Nous ne saurions cependant perdre de vue le fait que les mémoires de souffrance contribuent à la formation et à la cristallisation d’identités fondées sur la victimité. Or être victime ou exiger d’être reconnu comme telle est aussi le moyen, pour certains groupes, de manifester leur existence. Ou, pour certains individus, de trouver place dans une « communauté » reconstruite de souffrants ou d’ayants-souffert. La revendication victimaire tourne ainsi, dans certains cas, en posture morale.

Ce qui nous manque, lorsqu’une société – la nôtre – se noie dans une pléthore de mémoires, est l’empathie responsabilisante. L’allongement des délais de prescription comporte indéniablement, à cet égard, un risque d’inflation des « devoirs de mémoire », sous diverses formes, divisant la société entre « accusateurs » et « criminels », gênant ainsi le fonctionnement de la démocratie, et empêchant de se projeter en avant.

Par ailleurs, en 2006, le professeur Jean Danet s’interrogeait très justement en écrivant : « la prescription deviendrait-elle une échelle de gravité des infractions concurrente de celle des peines ? »

C’est cette conviction que la prescription ne doit pas être une échelle de mesure de la gravité des infractions, qui nous a guidés, au groupe écologiste, lorsque nous avons eu à nous prononcer sur certains textes, notamment celui de Mmes Dini et Jouanno, relatif aux infractions sexuelles.

La PPL examinée aujourd’hui regroupe les délais de prescription de droit commun et les délais dérogatoires jusque-là disséminés dans différents articles du code de procédure pénale. Il porte, en matière criminelle, de 10 à 20 ans le délai de prescription de droit commun et de 3 à 6 ans le délai en matière délictuelle. Le délai de prescription des contraventions est maintenu à 1 an.

La nécessité de mettre à plat le droit de la prescription ne fait, pour nous, aucun doute. L’allongement des délais de prescription de droit commun en matière délictuelle et criminelle peut néanmoins poser bien des  questions, délicates et cruciales. Il peut envoyer des signes encourageants à une société valorisant toujours plus le discours victimaire – jusqu’à la création d’un secrétariat d’Etat aux victimes, utile, certes, pour aider les victimes du 13 novembre et leurs familles, mais dont il n’est pas certain qu’il soit opportun de pérenniser l’existence.

On peut assurément souhaiter un allongement raisonnable de certains délais de prescription prenant en considération le temps nécessaire aux victimes pour recouvrer la mémoire du délit subi, comme dans les cas de viols commis sur les mineurs et d’agressions sexuelles.

Mais nul ne saurait oublier que la prescription est aussi une forme de protection des victimes. C’est ce que met en exergue le syndicat de la magistrature qui considère qu’allonger les délais de prescription, et envisager l’ouverture très tardive de procédure,  « c’est oublier, d’abord, que le procès qui se termine par un acquittement ou une relaxe ʺau bénéfice du douteʺ en raison de l’absence ou de l’insuffisance des preuves est d’une très grande violence pour la victime. Elle vit ces décisions comme une négation de sa parole et ce, alors qu’elle a supporté la réactivation de son traumatisme et, parfois, le mépris renouvelé de la personne mise en cause tout au long de l’enquête et du procès. »

Toutes ces questions sont passionnantes aussi bien pour les historiens que pour les législateurs. Nous n’aurons probablement pas l’occasion d’en débattre, la motion de renvoi en commission ayant toutes les chances d’être adoptée. Et si nous comprenons les motifs de cette motion et que nous approuvons, nous espérons toutefois que cette proposition de loi, qui affronte un vrai problème de société, ne rejoindra pas la trop longue liste des réformes jetées aux oubliettes.

Je vous remercie.