Esther Benbassa : « Résister, c’est un peu gagner » (le Point, 16 décembre 2016)

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Elle est la madone des sans-voix, la sénatrice des immigrés, des trans et des prostitués. Pourquoi ? Réponse dans « Vendredi noir et nuits blanches ».

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Hier, elle a dit non à l’état d’urgence et écrit à Jean-Marc Ayrault pour dénoncer la dictature d’Erdogan. Avant, elle s’est battue contre la déchéance de nationalité, et défendu le port du voile. Pourquoi la sénatrice Esther Benbassa, chercheuse à l’École pratique des hautes études, spécialiste de l’histoire des juifs d’Orient, s’obstine-t-elle à défendre les causes qui dérangent ? À son tableau de chasse, les immigrés, les réfugiés syriens, les trans, les prostituées… La mère Teresa du Sénat, Esther Benbassa ? À lire son livre Vendredi noir et nuits blanches*, on le croirait presque. Alors on lui a posé des questions, à l’occasion d’un déjeuner entre filles, dans le luxueux restaurant du Palais du Luxembourg.

Accent de tourterelle – qu’elle rend responsable des humiliations dont elle estime faire encore l’objet. Sourire enjôleur qui ferait fondre jusqu’à un membre de la sécurité turque (enfin, on l’espère), art certain pour vous tirer les vers du nez : avec Esther, on se sent vite devenir loukoum. Séduisante, fascinante, extravagante, et pas seulement pour ces bottines multicolores à faire rougir de jalousie Paris Hilton. Madame Benbassa au Sénat, c’est la timide (vraie, mais qui se soigne) arrivant, en tenue de campagne, bagages sur le toit, le soir d’une élection. On se moque. On a tort.

« Je suis là pour servir la France, même si je suis critique »

Il y a chez la sénatrice Vert du Val-de-Marne un peu de Madame de Staël, pour l’intelligence, l’érudition, l’élitisme intellectuel, l’art de recevoir les personnalités les plus diverses en de chaleureux dîners qui « font » Paris. Et l’anticonformisme, dans la vie privée comme professionnelle. C’est une militante. Avant-hier, en banlieue à discuter avec les représentants d’associations d’immigrés. Hier à Istanbul, avec Cécile Duflot, pour constater les dégâts du régime d’Erdogan. Au Sénat, dans l’hémicycle, en train de combattre les conservateurs. Et avec moi, votre servante, pour assurer la promo de son livre, le plus personnel de sa longue bibliographie.

Une histoire d’enfant blessée (mais qui ne le reconnaîtra pas), née en Turquie dans une famille riche et vite ruinée, qui part vivre pauvre en Israël. Une famille qui en fait une polyglotte et lui apprend, dès le berceau ou presque, à aimer la France. « Pour mon père, c’était le pays qui avait cassé la condamnation de Dreyfus. Jamais la Turquie n’aurait fait cela, selon lui. Évidemment, il passait sous silence ce qui c’était passé avant, la condamnation injuste et les années de bagne. Pour ma mère, la France, c’était la littérature, la civilisation, la culture. Quand, jeune étudiante en Israël, j’ai eu le choix entre une bourse aux États-Unis et une en France, j’ai bien sûr choisi la deuxième. » Elle le regrette parfois, mais elle assume : « Je suis là pour servir la France, même si je suis critique. »

Pourtant, la patrie avant tout, ce n’est pas son truc. Enfant, elle a connu en Turquie le pogrom de 1955 où les Grecs, les Juifs, les Arméniens, toutes les minorités y sont passées. Puis la dictature militaire. « Le nationalisme, cette maladie chronique dont nul pays ne semble parvenir à guérir, écrit-elle. Ni la Turquie, qui, hier, s’était inspirée pour s’édifier du modèle de l’État-nation français. Ni les États européens, à qui l’afflux des réfugiés et le terrorisme servent désormais de prétexte à une inéluctable rechute. » Mais on ne se refait pas. Parce que l’on rencontre Pierre Vidal-Naquet, éminent helléniste et modèle de l’intellectuel engagé qui vous pousse à vous lancer dans la bataille politique, mais aussi Pierre Joxe, grand ministre de Mitterrand, ou Annie Kriegel, ancienne communiste, l’une des intellectuelles de droite les plus brillantes des années 80 (et qui lui fera découvrir les couleurs subtiles de la Picardie, où elle possédera un temps une maison).

Pas facile de voir la gauche sombrer

Ce livre, écrit au lendemain des attentats du 13 novembre, peut se lire comme l’histoire d’un parcours républicain, d’une histoire d’amour avec un pays fantasmé qu’elle essaie de faire coller à ses rêves (et qui lui a donné l’amour de sa vie, ce n’est quand même pas rien), mais aussi d’une lassitude. Dur pour celle qui a connu la relégation des juifs d’Orient dans les banlieues sinistres de Tel-Aviv, d’être détestée des sionistes qui n’ont toujours pas compris que l’on pouvait à la fois être pour l’État d’Israël et pour la création d’un État palestinien (la seule solution selon elle pour sauver justement Israël).

Dur d’être la « traître », la seule de son groupe à s’abstenir au Sénat lors du vote sur l’état d’urgence, en 2015. Dur de porter à bout de bras la cause des immigrés, tout en étant lucide sur l’intolérance et les manipulations qui travaillent aujourd’hui ces communautés. « Que voulez-vous leur répondre quand certains parlent de racisme d’État ! Ils n’ont jamais entendu parler des lois de Vichy, de l’apartheid ? Pourtant, s’il y avait un racisme d’État, le Conseil d’État n’aurait pas cassé cet été les arrêtés municipaux contre le burkini », s’insurge-t-elle. « Mais ils ne veulent pas entendre. Et je constate un glissement chez certains intellectuels de gauche… » Si même les frères prennent le mors aux dents… Inquiétude. Pas facile de voir la gauche sombrer, et les Verts s’autodétruire…

« Aujourd’hui, un intellectuel, c’est un produit »

Même si elle compte bien se représenter devant les électeurs, même si elle est convaincue d’être populaire dans sa circonscription, que vaut aujourd’hui son combat ? Comment être porteur de convictions humanistes quand un Premier ministre de gauche demande à la chancelière conservatrice d’Allemagne de ne pas faire entrer trop d’émigrés en Europe ? « L’État a commis de nombreuses erreurs. » Et ce n’est pas sa dernière visite en prison pour étudier la manière dont on lutte contre la radicalisation qui lui a remonté le moral ! Soupir. On le soupçonne : elle se serait bien vue en Esther des temps modernes, sauvant elle aussi le peuple des persécutés.

Mais les intellectuels ne sont plus audibles. « Le temps n’est plus où Sartre ou Aron se battaient pour les boat people. Qu’ont fait les intellectuels médiatiques sur ce sujet ? Rien. Ceux qui travaillent, personne ne les lit. Ce sont des gagne-petit, mal payés, peu considérés. Aujourd’hui, un intellectuel, c’est un produit. » Ô solitude de l’intellectuel ! Alors, « déprimée, madame la sénatrice du Val-de-Marne » ? Le sourire étincelle, illumine les ors de la salle à manger sénatoriale : « Mais vous n’avez pas lu la fin de mon livre ? Pas du tout. J’essaie d’être optimiste. Nous sommes déchirés, certes, mais ces déchirures sont de notre fait. À nous de recoudre le tissu. » Là, c’est moi qui m’inquiète : ce n’est pas Mère Teresa, c’est Bisounours. Roucoulade. « Il faut croire en l’utopie, et en la bienveillance, aussi. En politique, il ne peut pas y avoir que le réalisme. » Esther, mon Prozac. « Résister, c’est un peu gagner, vous savez. » Elle s’en va, sans exiger, comme ses pairs, une relecture de l’entretien. Décidément, un déjeuner pas comme les autres.

* Esther Benbassa, « Vendredi noir et nuits blanches », JC Lattès, 324 pages, 18 euros.

 

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