Esther Benbassa: «La déradicalisation a besoin du temps long» (« Le Temps », 8 juin 2017)

Une France en état d’urgence permanent? Tel serait le projet du gouvernement français selon «Le Monde». Après l’attentat de Londres et l’agression de Notre-Dame à Paris, la sénatrice française Esther Benbassa, spécialiste de l’islam radical, s’interroge.

L’attentat de Londres et l’agression dont a été victime mardi un policier parisien devant Notre-Dame planent sur les explications de la sénatrice Esther Benbassa. Cette parlementaire écologiste dirige, avec sa collègue de droite Catherine Troendlé, la mission d’information sur le désendoctrinement, le désembrigadement et la réinsertion des djihadistes en France et en Europe. Elle commente, pour Le Temps, l’itinéraire des terroristes présumés et réagit à la création mercredi par Emmanuel Macron d’une task force chargée de coordonner la lutte contre ce type de dérives.

Le Temps: Le constat de votre mission d’information est alarmant. Dans un pays comme la France, confrontée depuis janvier 2015 à une épidémie d’attentats islamistes, les tentatives de déradicalisation ne produisent pas les résultats escomptés…

– Esther Benbassa: Les autorités françaises, sous la pression des événements depuis l’attentat contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, ont fait trois erreurs graves. La première a consisté à confondre l’islam avec le djihadisme et le salafisme. On ne combattra pas les vocations terroristes en luttant contre l’islam. Au contraire. Les jeunes qui sont prêts à se faire tuer, au nom d’un idéal mortifère, doivent réapprendre que leur religion, l’islam, n’est pas synonyme de mort et de violence.

Chercher à les «désislamiser» ne fera au contraire qu’accroître leur rage contre la société et l’Occident. Seconde erreur: croire que ces jeunes sont des délinquants comme les autres et que les structures associatives classiques, baptisées centres de déradicalisation, peuvent les accueillir et les gérer. C’est faux. On voit bien, avec l’attentat de Londres et l’agression de Notre-Dame, que ces actes peuvent aussi être perpétrés par des diplômés, par des jeunes éduqués. D’où l’importance du «sur-mesure» social pour les détecter, puis les accompagner. Dernier faux pas: la superposition des structures et l’obsession des résultats à court terme. La déradicalisation a besoin du temps long…

– Vous ne faites pas de différence entre le modèle communautaire anglo-saxon et le modèle républicain à la française. Les deux produisent des djihadistes difficilement détectables?

– Nos sociétés occidentales sont égales devant le terrorisme. Aucun pays n’a, pour l’heure, sécrété l’antidote à cette épidémie de violence. Pourquoi? Parce que les facteurs à l’œuvre aujourd’hui en Europe ne sont pas seulement sociaux. Ils sont culturels, médiatiques, psychologiques. Fragilisés, mal dans leur peau, frustrés du manque d’idéal et d’utopie de nos sociétés, les jeunes happés par la propagande de Daech décident de commettre des actions violentes et meurtrières par mimétisme, par culpabilité, par volonté de revanche contre un échec personnel ou social. Ils se replient sur la religion. Ils sont la plupart du temps des exclus ou des marginaux dans leur communauté.

La déradicalisation doit donc être, en amont, la plus pragmatique possible. Il faut aussi beaucoup d’humilité. Nos modèles de société ont engendré ces dérives suicidaires qui, un jour, finiront par s’éteindre d’elles-mêmes lorsque le conflit au Moyen-Orient baissera en intensité. Le dire ainsi me fait du mal, mais prêter allégeance à Daech est aujourd’hui un phénomène de mode dans certains quartiers, pour certains groupes ou individus.

– Comment réussir à briser cet engrenage?

– L’option choisie par l’Allemagne ou le Danemark me paraît la meilleure. Ces deux pays misent tout sur le sur-mesure. Lorsque les informations leur parviennent sur des jeunes en train de dériver, ils associent la famille, l’environnement immédiat, les imams. En France à l’inverse, le centre de déradicalisation de Pontourny (Indre-et-Loire), fort de 27 employés, a dépensé 2,5 millions d’euros pour neuf candidats volontaires. C’est un non-sens. Qui peut croire qu’un apprenti djihadiste va rejoindre un centre de déradicalisation à 500 kilomètres de chez lui? Il faut se rapprocher du terrain, des réalités locales, faire preuve d’humilité.

– Les autorités britanniques, comme en France, semblent prises au dépourvu…

– On sait qu’au moins 700 djihadistes français sont aujourd’hui toujours présents en Syrie ou en Irak et risquent de revenir. Que va-t-on faire pour les accueillir? Nous avons compris l’importance des familles, qu’il faut associer au processus. Il ne faut surtout pas glorifier le renseignement, même s’il est décisif. Le président Macron, qui vient de créer une nouvelle task force antiterroriste, doit se poser la question: a-t-on besoin d’un nouveau service de police, ou doit-on au contraire s’armer de patience et suivre les itinéraires des djihadistes au cas par cas?

N’oublions pas non plus notre passé. Les Allemands savent combien il a été difficile de désendoctriner les jeunes nazis après la guerre. Nous sommes aujourd’hui dans une bataille similaire. Une bataille de longue haleine.

 

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