Tribune d’Esther Benbassa : Contre la radicalisation djihadiste, il faut plus que du « bricolage » (Le Monde, 15 mars 2017)

Chargée de la mission d’évaluation du Sénat, la sénatrice EELV épingle dans une tribune au « Monde » le dispositif destiné à endiguer la radicalisation et dénonce des mesures prises « dans l’immédiateté » après les attentats.

Esther Benbassa, sénatrice (EELV) du Val-de-Marne, codirige avec la sénatrice (LR) du Haut-Rhin Catherine Troendlé la mission d’information sénatoriale « désendoctrinement, désembrigadement et réinsertion des djihadistes en France et en Europe ». Toutes deux ont présenté, le 21 février, un premier bilan très critique des dispositifs existants. Leur analyse a déclenché une vive polémique.

TRIBUNE. La mission d’information sénatoriale « Désendoctrinement, désembrigadement et réinsertion des djihadistes en France et en Europe » que je codirige avec ma collègue Catherine Troendlé, sénatrice (LR) du Haut-Rhin, a débuté ses travaux en mars 2016. Dans un article fort savant, « Non, la déradicalisation n’est pas un échec ! » (Le Monde daté du 28 février), [le psychanalyste] Fethi Benslama nous soupçonne d’avoir voulu « introduire dans le débat de l’élection présidentielle la question de l’évaluation des dispositifs de prise en charge de la radicalisation ». Il ne semble pas avoir observé que moi et ma corapporteure n’étions pas exactement du même bord. Comment pourrions-nous récupérer politiquement ce débat, et au profit de quel candidat ?

Je connais Fethi Benslama, je l’apprécie, il nous est arrivé de collaborer. Je regrette d’autant plus qu’il ait décliné les onze invitations pour une audition que l’administration du Sénat lui a soumises depuis avril 2016. D’autres chercheurs se sont montrés plus coopératifs. Mais il est peut-être plus valorisant de critiquer dans les colonnes d’un grand quotidien un bilan d’étape que l’on n’a pas lu (il a été mis en ligne le lendemain de la parution de son article) que de perdre une heure au Palais du Luxembourg pour exposer le travail de son équipe à notre mission d’information.

Je partage, pour l’essentiel, les grandes lignes théoriques développées par Fethi Benslama. Je m’étonne en revanche de le voir sacrifier au populisme en vogue et faire de nous, élus, les fossoyeurs d’un grand projet en raison d’une « lâcheté politique qui abou­tirait à entraîner le savoir dans le retard ­qu’accuse le politique ».

Experts en « déradicologie »

Les politiques dites, improprement, de « déradicalisation » ont connu plus d’un échec depuis 2014. Certaines associations, en manque de fonds, se sont engouffrées dans ce créneau, qui promettait un afflux de subventions. Des structures improvisées sont apparues, des experts en « déradicologie » se sont mis en scène. Parallèlement, de petites associations, peu dotées, qu’on aurait aimées plus nombreuses, ont mené un travail de qualité. Les « unités dédiées » en prison n’ont pas non plus donné les résultats escomptés et le ministre de la justice est revenu récemment sur ces expériences.

La panique du gouvernement consécutive aux attentats, des mesures prises dans l’immédiateté pour rassurer la population, la ­volonté d’un affichage rapide n’ont pas permis de lancer des expériences solides, nées d’une large concertation, poursuivant des objectifs précis et accessibles.

« LE CENTRE DE PONTOURNY EST AUJOURD’HUI VIDE, 27 PERSONNES Y TRAVAILLENT, SON BUDGET ANNUEL EST DE 2,5 MILLIONS D’EUROS »

L’évaluation n’a pas suivi non plus. Le bricolage a prévalu. Muriel Domenach, secrétaire générale du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radi­calisation, reconnaît elle-même l’« inquiétude et les interrogations provoquées » par certains choix (LaGazette des communes, 21 février 2017).

Dans le cadre de notre mission, nous avons visité, le 3 février 2017, le centre de Pontourny, à Beaumont-en-Véron, en Indre-et-Loire, qui a vocation à accueillir des jeunes « radicalisés » hors de toute procédure judiciaire. Nous n’y avons vu, ce jour-là, qu’un unique pensionnaire. Ce centre devait constituer un moyen terme entre un milieu totalement ouvert et la prison et préfigurer l’ouverture de 13 autres centres similaires. A sa plus forte affluence, il n’a accueilli que 9 personnes, quand sa capacité était de 25. La sélection et le recrutement des candidats paraissent avoir été déficients. Quarante pour cent des préfectures n’ont pas répondu à l’appel de la circulaire ministérielle engageant la procédure d’identification des personnes susceptibles d’être accueillies.

Rejet

Un des pensionnaires avait une fiche S. Un autre était proche d’un kamikaze du Bataclan et faisait partie d’un réseau de djihadistes à Strasbourg, il a été mis en examen. Le dernier, rencontré lors de notre passage, a été condamné à quatre mois de prison avec sursis pour violences et apologie du terrorisme le 9 février 2017. Le profil de certains pensionnaires n’a pas aidé à rassurer la population, au sein de laquelle le rejet a hélas primé. Les modules de formation consistaient en distanciation, engagement citoyen, approche thérapeutique et insertion professionnelle. En raison des départs précipités, aucun pensionnaire n’étant resté plus de cinq mois, le programme n’a pas été mis en œuvre dans sa totalité.

Je sais – comme chercheuse – que le temps de la recherche et de l’expérimentation est long. Mais je sais aussi – comme politique – que le temps des politiques est court et qu’il leur faut bien rendre compte de l’utilisation des deniers publics. Un fait demeure, qu’aucune théorie ne peut occulter : ce centre est aujourd’hui vide, 27 personnes y travaillent, son budget annuel est de 2,5 millions d’euros.

Je comprends que les chercheurs veuillent poursuivre leurs recherches. Il ne s’agit pourtant pas là d’un travail sur Maïmonide ou sur Henri IV, qui n’aurait besoin que de textes, de manuscrits ou d’archives, mais d’une « recherche-action », orientée par la psychanalyse, telle que veulent la conduire Fethi Benslama et son équipe. Il est heureux qu’elle ait attiré l’attention de l’Agence nationale pour la recherche (ANR) pour son subventionnement. Reste que, pour la mener à bien, il faut du « matériel humain », je veux dire : des pensionnaires. Or ils ne sont pas là.

L’avenir semble plutôt à un accompagnement sur mesure, individualisé, de ces jeunes et moins jeunes « radicalisés », le collectif venant en complément.

Esther Benbassa

 

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