La sénatrice écologiste Esther Benbassa vient d’organiser au Sénat un colloque sur le cannabis. Elle plaide pour une légalisation contrôlée, à contre-courant du discours répressif. Entretien.
C’est un débat qui n’a jamais lieu. Et devrait, à nouveau, passer au second plan de la campagne présidentielle. Et pourtant : la consommation de cannabis, le stupéfiant le plus prisé en France, est en augmentation constante. Son interdiction nourrit les trafics et la délinquance. La loi française, qui punit la vente mais aussi la consommation, est pourtant l’une des plus répressives d’Europe.
À gauche comme à droite, ils sont peu nombreux à plaider pour une dépénalisation, voire une légalisation contrôlée, comme l’ont fait d’autres pays d’Europe ou plusieurs États américains. Le 10 octobre dernier, la sénatrice écologiste Esther Benbassa a organisé un grand colloque au Sénat, qui a réuni médecins, sociologues et chercheurs étrangers. En 2014, elle avait proposé une loi (rejetée) de légalisation contrôlée. Elle dénonce une classe politique « victime des tabous, des peurs et des préjugés et qui ne cesse d’instrumentaliser ces débats ». Et souligne les avantages d’une légalisation encadrée pour la santé publique… et les finances de l’État.
Le cannabis reste un sujet extrêmement inflammable en France. Vous êtes peu nombreux à plaider pour sa dépénalisation, encore moins à souhaiter une légalisation.
Esther Benbassa : C’est incroyable. Nous sommes le pays le plus répressif d’Europe et pourtant, nous avons une augmentation constante des consommateurs. La consommation des jeunes de 15 à 24 ans est la plus élevée d’Europe. Quatre personnes sur dix l’ont déjà expérimenté. En 2014, les chiffres les plus récents dont on dispose, une personne sur dix en a consommé au cours de l’année. Et la consommation est en hausse constante, chez les femmes comme chez les hommes, dans toutes les couches sociales. La France est en retard. Une étude comparative que j’ai fait réaliser par le Sénatmontre que la plupart des pays européens ont au moins dépénalisé. C’est un sujet de société assez grave mais qui reste tabou. Il en résulte qu’il y a très peu de prévention en France, notamment à l’école, et pourtant, les mineurs sont les plus touchés par la hausse de la consommation. On fait comme si ça n’existait pas. Nous sommes un pays terriblement conservateur où le regard porté sur le cannabis reste celui d’une transgression. L’opinion publique n’est pas éclairée, très peu de choses se disent. C’est affolant. J’espère que les candidats aux primaires, puis à la présidentielle, vont enfin s’intéresser à ce sujet.
Votre proposition de loi autorisant un « usage contrôlé du cannabis », déposée en 2014, a été rejetée par le Sénat au printemps 2015…
Quand elle a été examinée, on a entendu les mêmes préjugés qu’on entend tout le temps.« Que vont devenir ces pauvres enfants », « tout le monde va devenir addict »… Bien sûr, il n’y a pas qu’une consommation récréative du cannabis. Les addictions, ça existe, et les mineurs sont particulièrement concernés. Mais le problème, c’est justement qu’à cause de la répression, les personnes dépendantes ne sont pas du tout accompagnées. Il faut arrêter de regarder ailleurs et traiter ce sujet pour ce qu’il est : une question de santé publique. Qui nécessite une légalisation contrôlée, de la prévention et de l’accompagnement. Si la répression marchait, si elle limitait la consommation, cela se saurait ! C’est tout le contraire.
On est dans une telle hypocrisie que certains médicaments à base de cannabis, par exemple pour soulager les effets de la sclérose en plaques, sont soi-disant autorisés mais toujours pas commercialisés faute d’autorisation de mise sur le marché. Les malades sont obligés de s’approvisionner en Belgique ou sur Internet. Par ailleurs, la répression fait qu’il n’y a aucun suivi de la qualité du cannabis : le taux de THC[tétrahydrocannabinol, la puissance active du cannabis – ndlr] n’est pas contrôlé. Enfin, la vente illicite nourrit les filières mafieuses et la délinquance. La répression coûte des centaines de millions d’euros à l’État et nourrit les discriminations car ce sont bien souvent les jeunes à capuche, ceux des quartiers populaires, qui sont le plus contrôlés. Bref, combien de temps va-t-on continuer à fermer les yeux ? Les élus qui abordent courageusement cette question ne sont pas nombreux. Les socialistes en grande majorité se sont abstenus au Sénat quand j’ai présenté cette loi. La classe politique reste victime des tabous, des peurs et des préjugés, et ne cesse d’instrumentaliser ces débats.
Que proposez-vous ?
Il ne faut pas juste dépénaliser la consommation. Il faut une légalisation, encadrée et contrôlée. Si on se contente de dépénaliser, on se retrouve avec une situation similaire à celle de la Hollande, où l’on peut consommer librement dans les coffee shops un produit dont l’origine est mafieuse. Faut-il un monopole d’État, comme le propose Terra Nova[sur le modèle de l’Arjel, l’agence qui régule les jeux en ligne – ndlr] ? Pas forcément, on n’est pas obligé de recréer la Seita ! En tout cas, il faudrait une prise en charge allant de la production jusqu’à la vente, en passant par la diffusion, éventuellement dans les pharmacies, avec du conseil. On pourrait imaginer, par exemple, un système où la consommation, voire la culture, est autorisée, mais où on n’aurait le droit que d’avoir des quantités limitées sur soi, et pas de vendre. Il faudrait aussi déterminer par décret les caractéristiques des plantes, les conditions d’autorisation, de contrôle de la production, de la détention, de la circulation, la quantité autorisée pour la vente au détail, le taux de THC, etc. ; éviter bien sûr l’installation de débits à côté des écoles, interdire la vente aux mineurs et la publicité.
Cela serait l’occasion de penser, enfin, une politique de prévention moderne et intelligente. Une légalisation contrôlée rapporterait, selon les estimations, deux milliards d’euros à l’État, et au moins 30 000 emplois. Au Colorado ou dans l’État de Washington, qui ont dépénalisé, la vente de cannabis n’a pas augmenté (sauf la première année) car on s’est rendu compte que le nombre de consommateurs était plus élevé qu’estimé. L’argument, souvent agité par la droite, d’une sorte de continuum entre le cannabis et des drogues plus dures, n’est pas non plus étayé dans les faits. Cessons de faire peur, soyons enfin pragmatiques.