« Le cannabis, ce n’est pas toujours bien vu dans cette auguste maison », remarque, non sans malice, Esther Benbassa, sénatrice du Val-de-Marne. Le fait est, malgré les 1 à 2 millions de consommateurs réguliers, son usage reste illégal. Et ce, qu’on parle de détention, de vente, de culture ou même d’usage personnel. Une politique prohibitive qui n’a pas empêché, selon une étude européenne datant de 2011, 39% des 15-16 ans en France de l’expérimenter (un record sur le continent).
C’est pourquoi EELV a déposé, ce 28 janvier dernier au Sénat, un projet de loi visant à autoriser son « usage contrôlé ». Esther Benbassa, à l’origine du texte, l’a présenté à la presse, le 6 février dernier, dans les sous-sols de la rue de Vaugirard, en présence de Amine Benyamina, psychiatre-addictologue, Jean-Pierre Couteron, psychologue et président de Fédération Addiction, Anne Coppel, sociologue et Francis Caballero, avocat et auteur de Legalize it. Etaient également présents Bouzenoune, avocat, Sergio Coronado, député EELV des Français d’Amérique latine, Stéphane Gatignon, maire de Sevran et co-auteur de Pour en finir avec les dealers, Serge Supersac, policier retraité, et enfin Laurent Appel, plume de l’Association Auto-support des Usagers de Drogues (ASUD). Un parterre d’intervenants aussi hétéroclites que favorables à une légalisation contrôlée. Suffisant pour représenter toutes les sensibilités et expertises sur l’épineux sujet ? Probablement pas, mais assez instructif pour dégager cinq arguments très solides
Pas plus nocif que l’alcool… sauf pour la loi
En effet, contrairement à l’alcool, la dose létale de tétrahydrocannabinol (THC, la principale substance active) est virtuellement impossible à atteindre hors-laboratoire. De plus, le risque de dépendance est bien en deçà de celui du tabac ou de l’héroïne, et plutôt comparable à celui de l’alcool. Ainsi des médicaments à base de THC existent déjà en France, comme le Sativex. Le texte dont il est question ici propose donc d’autoriser la vente au détail et l’usage (non-thérapeutique) de plantes de cannabis ou de produits dérivés.
Ici, la notion de légalisation contrôlée englobe grosso modo deux concepts. D’abord, une dépénalisation n’ayant pas pour but de faire l’apologie du cannabis, mais plutôt de mettre fin à une politique prohibitionniste. Ensuite, l’instauration d’un monopole d’Etat similaire à celui existant pour le tabac. Prohibtion d’abord, avec Tewfik Bouzenoune qui rappelle le coût important de la répression (pour une efficacité très faible), au service d’une loi qui ne distingue même pas la détention de la cession. « Il ne faut pas pour autant enlever toutes les infractions en lien avec le cannabis », tempère-t-il, « d’ailleurs le texte d’Esther Benbassa est, dans l’absolu, plutôt répressif ». Ainsi, la vente aux mineurs serait interdite (et punie de 75 000 euros d’amende et 5 ans d’emprisonnement), et la vente en général ne pourrait se faire près d’établissement les accueillant.
L’usage de la « marie-jeanne » (et apparentés) se verrait, en outre, interdit dans les lieux publics (3750 euros d’amende). Tout comme serait prohibée toute publicité directe ou indirecte en sa faveur. Enfin, sa teneur maximale en THC serait fixée par l’Etat, ainsi que les inscriptions obligatoires à faire figurer sur l’emballage. Les rédacteurs dudit projet de loi revendiquent, ici, les bonnes pratiques de l’Allemagne, du Danemark, de l’Espagne, des Pays-Bas, du Portugal, du Royaume-Uni, de la Suisse ou de l’Uruguay. En revanche, comme nous l’écrivions plus haut, le deuxième concept renvoie bien à l’instauration d’un monopole d’Etat. Explications.
Faciliter les politiques de santé
En effet, si l’on considère que c’est à la puissance publique d’assumer les coûts de la prévention et de soin liés aux drogues, alors certains estiment qu’elle a, par conséquent, besoin d’une part des bénéfices sur la vente. Pour cela, la loi propose un modèle calqué sur celui du tabac : l’administration exerce le monopole de la vente au détail du cannabis, à travers les débitants autorisés soumis à la réglementation. Il détermine la quantité maximum commercialisable, les conditions de production, de vente et de circulation, ainsi que les caractéristiques du produit. Jean-Pierre Couteron, par exemple, souhaiterait donc financer et améliorer le système de prévention et de soins via ce monopole d’Etat, accompagné de taxes. Et d’expliquer que nombre de jeunes ont peur de se faire aider après une consommation « illégale ».
Le psychologue évoque ainsi une société « culturellement addictogène » qui ferait bien de prendre la responsabilité de ses propres dégâts au lieu d’accuser les victimes. Les drogues seraient, à l’entendre, l’exact reflet de nos valeurs consuméristes du « plus fort, plus rapide ». Jean-Pierre Couteron nie enfin la réalité de la théorie de « l’escalade des drogues » (Gateway drug theory).
Qu’en est-il, dès lors, des risques psychologiques, notamment la schizophrénie ? Le président de la Fédération « Addiction » minimise et sur la base de son expérience de terrain, estime que cela concerne « 3 à 4 cas sur 300 à 400 consommateurs ». Il n’empêche, le cannabis demeure un facteur aggravant en cas de prédisposition à cette pathologie, le tout en lien avec l’âge du consommateur et la teneur en THC du produit. Amine Benyamina, addictologue, avance même qu’un « état psychotique peut être provoqué artificiellement par des doses massives et progressives de cannabis ». Et de considérer que la schizophrénie est très difficile à prendre en charge sans une massification de la prévention nécessitant des moyens très importants. Pas facile, voire impossible, si les intéressés se cachent.
Générer des revenus et des emplois
De l’aveu général, le cannabis est une source potentielle de revenus et d’emplois non négligeable. Alors que sur le pavé parisien, la drogue se négocie environ à 10 euros le gramme, Francis Caballero estime qu’il faudrait plutôt fixer le prix à… 0,25 euros le gramme ! Proposition, par ailleurs, qui entraîne certaines railleries au sein de l’auditoire : « Fait tourner les adresses ! », entend-on. Un coût (très) modique qui rapporterait quand même, selon lui, entre 2 et 3 milliards de recettes à l’Etat, en plus de remplacer les trafiquants par des « emplois honnêtes ». « La prohibition a toujours été un mauvais système », tranche-t-il. Mauvais peut-être, onéreux, c’est certain.
En outre, à en croire le projet de loi, un monopole d’Etat aurait pour conséquence très pratique : l’interdiction de la distribution, de la production ou de la cession à titre gratuit de la plante et ses dérivés. Une idée fortement clivante, ne serait-ce que dans l’assistance, pourtant très majoritairement favorable à la légalisation. Deux positions apparaissent, qui vont suivre les lignes de l’affrontement traditionnel libertaires/étatistes. D’abord le point de vue « étatique » donc, partagé notamment par Jean-Pierre Couteron de la Fédération Addiction, qui veut financer des soins (et plus si affinités) avec l’argent du monopole. A l’opposée, les sensibilités plutôt libertaires, comme celle d’ASUD, vont plutôt appuyer des revendications en faveur de l’autoproduction. Cette position manifeste à la fois une défiance viscérale envers l’état et la priorité absolue donnée aux libertés individuelles (par rapport à tout autre considération). Ainsi, depuis sa création en 1992, ASUD regroupe des usagers (et ex-usagers) de drogues favorables à l’auto-organisation et l’auto-support dans la promotion de la réduction des risques. En aparté, il est également possible de percevoir le retour des fonds publics dépensés pour arrêter de petits consommateurs occasionnels comme un bénéfice. Une position qui renvoie au coût de la répression abordé précédemment.
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Porter un coup au crime organisé
Qui peut ignorer que la carrière du gangster Al Capone est, en grande partie, due à la prohibition américaine (« loi Volstead ») ? Car l’interdiction n’a pas toujours d’effet sur la demande, laquelle est alors prise en charge par d’autres. Serge Supersac, qui se présente comme un « ex-technicien de la gestion de l’interdit », rappelle d’ailleurs à l’auditoire que la plupart des problèmes de Marseille sont liés au cannabis. Et de fustiger la répression pénitentiaire, qui fabriquerait ses propres problèmes en mettant en conflit les « juste libérés » avec ceux qui les remplaçaient pendant leur détention.
D’après Le Figaro, le trafic de drogues rapporterait deux milliards par an en France, dont la moitié pour la seule résine de cannabis (« shit » ou « hash »). De quoi largement attiser les convoitises des trafiquants et une concurrence vive entre les différents réseaux criminels.
Interrogé sur la question, Stéphane Gatignon, auteur et maire EELV de Sevran (93), ne ménage pas ses effets : « En Seine-Saint-Denis, il y a plus de tentatives d’homicide qu’à Marseille, mais les gens tirent moins bien ». Aussi : « j’ai quand même enterré 8 personnes en un an, […], on a dû quadriller la ville avec hélicoptères et barrages à tous les carrefours : ce n’est pas la normalité ». Car il suffit de se rendre à Nanterre ou St-Ouen (en banlieue parisienne), ou à défaut, de consulter l’article consacré sur StreetPress pour constater la qualité de la logistique dans les « pointeuses ». Dans ces quartiers transformés en véritables supermarchés à ciel ouvert, on peut acheter sans danger de la « weed » ou du « shit » grâce à des armées de guetteurs… rémunérés. A Marseille par exemple, cette division du travail moderne rapporterait quelques 60 000 € de chiffre d’affaires quotidien à certains blocs.
Même Manuel Valls a essayé
Le ministre de l’Intérieur en personne a avoué récemment, au micro de Jean-Jacques Bourdin, avoir déjà « tiré » sur un joint. Ce qui ne l’empêche pas aujourd’hui de défendre une ligne prohibitionniste. Mais aurait-il avoué une consommation plus dure, d’héroïne par exemple, ou de toute autre drogue relativement connue ? D’autant plus qu’il a aidé sa propre soeur Giovanna à lutter contre la drogue, donc impossible de l’accuser de légèreté. Faut-il alors comprendre que le cannabis est différent de ces dernières, « moins grave » ? C’est pourquoi EELV ne fait pas que copier la « technique Valls », mais fait aussi passer son message au ministre et au président à travers son député Serge Coronado. Après avoir demandé qu’on s’inspire de l’Amérique du Sud, où la politique anti-drogue est débattue au plus haut niveau, celui-ci va tirer, l’air de rien, son missile : « Je crois qu’on a peu de chances d’arriver à obtenir satisfaction de la part de ce gouvernement. » Et Benbassa d’aborder les difficultés qu’elle a rencontré depuis des mois, notamment au niveau de la garde des sceaux, pour mettre le débat à l’ordre du jour. En décembre 2013, alors qu’elle sortait de la chancellerie pour un rendez-vous, on lui aurait fait remarquer froidement qu’elle aurait pu « attendre 2014 » pour parler du cannabis. Mais la sénatrice semble n’en avoir cure. Son objectif était justement, selon elle, de « lever un tabou » et de « lancer le débat à tous les niveaux ». Car à l’âge de 16 ans, les Français sont les premiers consommateurs de cannabis en Europe. Donc des délinquants ?
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