Briser la spirale des drogues: prohibitions, trafic, répressions (Les Echos, 27 février 2015)

Voyage au bout de l’enfer, des Yungas de l’Altiplano bolivien aux routes africaines de la cocaïne en passant par la prison péruvienne de Callao…

Après le Colorado et l’Etat de Washington, l’Alaska vient de légaliser l’usage récréatif, c’est-à-dire non médical, du cannabis. Depuis mardi, en Alaska, les personnes de plus de 21 ans sont autorisées à détenir au maximum 28 grammes de marijuana et même à cultiver chez elles jusqu’à six plants de cannabis. Aux Etats-Unis, la légalisation de la « weed » (l’herbe) gagne du terrain et s’étendra, le 1erjuillet prochain, à l’Oregon. La brèche a été ouverte l’an dernier par le Colorado, créant de facto dans cet Etat un marché légal du cannabis de 700 millions de dollars qui a généré 76 millions de dollars de recettes fiscales. « War on Drugs », la doctrine défendue depuis plus d’un siècle par les Etats-Unis et la communauté internationale, a du plomb dans l’aile, comme le soulignent deux ouvrages récents « Coca ! Une enquête dans les Andes » et « Le Trafic de drogue. Pour un contrôle international des stupéfiants ».

Coca si, cocaina no !

Pourtant, au XIXe siècle lorsque l’opium puis la cocaïne tracent leur chemin vers l’Europe et les Etats-Unis, ils y trouvent d’abord un accueil positif grâce à leurs propriétés médicales. En 1884, Sigmund Freud décrit même les bienfaits de la cocaïne dans un texte qu’il reniera par la suite. Mais, peu à peu, les drogues quittent le cercle fermé de la bourgeoisie. Après l’alcool et le tabac, les pays européens s’alarment des conséquences sanitaires de l’usage des drogues. En 1909, les Etats-Unis sont à l’initiative de la première conférence internationale sur l’opium réunie à Shanghai. Le premier traité international sur les drogues, signé à La Haye en 1912, a ensuite posé les bases du système prohibitif et répressif qui prévaut toujours actuellement. En un siècle, cette guerre a pris bien des formes : pénalisation de la consommation, lutte armée contre les trafiquants, destruction massive des récoltes… mais elle n’a arraché que de petites victoires. Dans les Andes, la coca reste la culture la plus lucrative. L’enquête signée du journaliste Frédéric Faux, spécialiste de l’Amérique latine, est une plongée au plus profond de son écosystème en Bolivie, au Pérou et en Colombie. Ces trois pays andins sont les seuls où pousse le cocaïer, car jusqu’ici toutes les tentatives d’acclimatation de cet arbuste ailleurs dans le monde se sont révélées infructueuses. Les reportages de Frédéric Faux, en particulier dans les Yungas, sur l’Altiplano bolivien, à 4.000 mètres d’altitude, rendent compte des usages ancestraux de la feuille de coca, mâchée depuis plus de 8.000 ans par les Indiens… puis par les colons. La coca y est utilisée pour ses propriétés stimulantes et médicales. Car la feuille contient au total 14 alcaloïdes, parmi lesquels l’hygrine dont l’action sur la circulation sanguine et les glandes salivaires protège contre le mal des montagnes, bien utile à cette altitude, et, évidemment, la cocaïne, dans une proportion maximum d’environ 0,8 %.

En Bolivie, la feuille de coca fait aussi l’objet d’un rituel social, « l’aculicu ». En 2006, après son élection à la présidence, en Bolivie, Evo Morales lance : « Coca si, cocaina no » et obtient une exception à la convention unique sur les stupéfiants de 1961. Un amendement autorise depuis 2013 la population bolivienne à mâcher les feuilles de coca. Mais, selon les estimations des différents organismes internationaux, la consommation locale nécessite environ 6.000 hectares de plantation quand la surface réellement plantée est estimée à plus de 20.000 hectares en Bolivie, à près de 50.000 hectares au Pérou, dépassant d’une tête désormais la Colombie.

Un débat qui peine à émerger en France

L’envers du décor – le trafic et l’addiction – n’est pas occulté. Par exemple, lorsque Frédéric Faux part à la rencontre des « mules » occidentales dans la prison de Callao, près de Lima au Pérou, ces Espagnols, Français ou Bulgares pris à l’aéroport de Lima avec quelques kilos de cocaïne dans leurs valises. Parfois dénoncées par les trafiquants eux-mêmes, « ces mules » sont-elles des leurres ? Frédéric Faux décrit également l’ingéniosité des trafiquants à imaginer de nouvelles formes de transport, par exemple de la cocaïne durcie, qui sert à fabriquer des valises, ou à ouvrir de nouvelles routes vers l’Europe, par exemple via l’Afrique, payant au passage leur dîme à des organisations terroristes, telle Aqmi…

D’un genre très différent, « Le Trafic de drogue » se range dans la catégorie universitaire. Signé par le juriste Mario Bettati, l’inventeur du « droit d’ingérence » et ancien conseiller de Bernard Kouchner, l’ouvrage détaille les dispositifs juridiques, les politiques de prévention des Etats et des organisations internationales, etc. Avant de conclure sur les expériences de dépénalisation et les nouvelles drogues de synthèse qui estompent la frontière entre légal et illicite. En France, le débat peine à émerger malgré une nouvelle proposition de loi déposée début février par la sénatrice Esther Benbassa. Ces questions seront toutefois au menu d’une assemblée générale extraordinaire de l’ONU en 2016, à la demande de plusieurs Etats sud-américains.

Yves Vilaginés

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